(Photos FP. Ici, au Binyunsi (Temple des Nuages d'Emeraude, salle des arhats, la statue n°444 (au milieu): représentation de l'empereur Qianlong)

Tanizaki Junichirô est un écrivain japonais, né en 1886 et décédé en 1965. Il est l'auteur, entre autres, d'un excellent essai : "Eloge de l'ombre", publié aux Publications Orientalistes de France, traduit par René Sieffert. En voici quelqes extraits.

"Ce sont les chinois encore qui apprécient cette pierre que l'on nomme jade : ne fallait-il pas, en effet, être extrèmes-Orientaux comme nous-mêmes pour trouver un attrait à ces blocs de pierre, étrangement troubles, qui emprisonnent dans les tréfonds de leur masse des lueurs fuyantes et paresseuses, comme si en eux s'était coagulé un air plusieurs fois centenaire? Qu'est-ce donc qui peut bien nous attirer dans une pierre telle que celle-là, qui n'a ni les couleurs du rubis ou de l'émeraude, ni l'éclat du diamant? Je l'ignore, mais à la vue de la surface brouillée, je sens bien que cette pierre est spécifiquement chinoise, comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentements déposés du passé lointain de la civilisation chinoise, et je dois reconnaître que je ne m'étonne point de la dilection des chinois pour de pareilles couleurs et substances."

(Note : ici, Junichiro fait allusion au loess, cet alluvion glaciaire qui constitue le terrain du bassin moyen du fleuve jaune, le foyer originel de la civilisation chinoise (dynastie Shang). Cette terre jaune 黄土 a donné son nom au fleuve jaune, et correspond à la couleur de la Chine, c'est à dire du centre, la cinquième (et première!) orientation cardinale chez les chinois)

"Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nosua vons toujours préféré les reflets profonds, un peu voilés."

"Car un laque décoré à la poudre d'or n'est pas fait pour être embrassé d'un seul coup d'oeil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l'un ou l'autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux caché dans l'ombre, il suscite des résonnances inexprimables.

De plus, la brillance de sa surface étincelante reflète, quand il est placé dans un lieu obscur, l'agitation de la flamme du luminaire, décelant ainsi le moindre courant d'air qui traverse de temps à autres la pièce la plus calme, et discrètement, incite l'homme à la rêverie."

"C'est là que j'ai su pour la première fois les raisons qui ont fait que les anciens couvraient d'or les statues de leurs bouddhas, et pourquoi on plaquait d'or les parois où vivaient les gens de qualité. Nos contemporains, qui vivent dans des maisons claires, ignorent la beauté de l'or. Mais nos ancêtres qui habitaient des demeures obscures, s'ils éprouvaient la fascination de cette splendide couleur, en connaissaient aussi bien les vertus pratiques. Car dans ces résidences chichement éclairées, l'or sans doute jouait le rôle d'un réflecteur. En d'autres termes, l'usage que l'on faisait de l'or en feuilles ou en poudre n'était pas un luxe vain, mais il contribuait, par l'utilisation judicieuse de ses propriétés réfléchissantes, à donner plus de lumière. (...) alors que l'éclat de l'argent et des autres métaux se ternit très vite, l'or en revanche éclaire la pénombre intérieure sans de longtemps perdre de sa brillance."

(Note : ici, Junichirô fait référence à la "permanence du yang", celle du soleil qui certes se cache la nuit mais ne perd en rien de sa brillance (alors que la lune passe par des formes pleines puis vides). Chez les romains, il y avait les Vestales : les gardiennes du feu. Statut privilégié de celles qui "entretiennent la flamme", pour en faire l'image du soleil éternel, qui luit sans relâche. "Garder la flamme" est même devenu une expression courante. L'or est ainsi le symbole d'un feu éternel. Rappel chimique : l'or ne rouille pas!)

"Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu'une pierre phosphorescente qui, placée dans l'obscurité émet un rayonnement, perd, exposée en plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."

"Mais en fait nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point" (Note : ici, junichirô désigne par "nous" : l'homme moderne!)

"(...) c'est parce que nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente; nous n'éprouvons par conséquent nulle répulsion à l'égard de de ce qui est obscur, nous nous y résignons comme à l'inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu'elle le soit ! (...) Les occidentaux par contre, toujours à l'affût du progrès, s'agitent sans cesse à la poursuite d'un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d'une clarté plus vive...."(Note : nous avons ici un texte merveilleux, tout entier plein de la sagesse taoïste et védantique sur l'accepation entière de ce qui est, bien plus que la crispation sur ce que nous "pensons". Comme disait laozi : "L'homme a inventé le beau et par là est venu le laid". Si l'on cesse de décider par catégorie, par "pour ou contre", par désir, par "oui" et par "non", alors c'est la porte ouverte à l'illumination, chan en chinois, 禅, qui se prononce ZEN en japonais.

(Notes de FP)

Eloge de l'ombre

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