Nanluoguxiang
NANLUOGUXIANG 南锣鼓巷
(texte et photos F.Pauchot, sauf mention contraire)
Un long article spécialement dédié à mes élèves. Tous viennent pour la première fois en Chine, cela se transforme en passion dévorante pour certains d'entre eux. Par quatre fois, nous avons logé ensemble Nanluoguxiang. Parce qu'ils ont pris le parti difficile d'apprendre le chinois, je souhaite qu'ils s'éloignent aussi vite que possible de ce sentiment légitime mais illusoire du touriste lambda qui fait des lieux où l'on réside à l'étranger un simple instantané où se confondent le personnel et l'universel. Il y a une histoire dans un lieu comme nanluoguxiang. Une histoire, des mutations, des évènements. Un décalage. Je souhaite donc par cet article que ces jeunes puissent sentir à quel point ils se sont intégrés dans une histoire qui les dépasse, nous dépasse tous. Comme disait john Cage: « On n'apprend rien de ce que l'on sait. »
Ci-dessous: le groupe d'élèves du lycée chopin, Nancy, octobre 2013.
Ci-dessus, le groupe 2014, Photo Elisa Wallez-Dulieu. Ci-dessous, le même groupe au complet, photo F.Pauchot.
L'été 2004, en stage à l'université Beigongda, district Chaoyang, j'ai retrouvé par hasard un vieux comparse rencontré en ce même lieu trois ans plus tôt, Christopher J., comparse de nuits interdites sur la muraille, interprète de son état, parisien, rockeur et producteur. Précisément, parce qu'il préparait une tournée en Chine de différents artistes français dans le cadre des « années croisées », il obtint un rendez-vous avec une responsable française de la chambre de commerce et d'industrie française à Pékin, rendez-vous auquel il m'invita. Ce soir brûlant du mois d'août, nous avons pris le taxi pour une destination connue de lui seul. Carrefour improbable, arrêt, la fille nous attendait, nous identifia sans peine. Jeune, souriante, pas de tailleur Chanel. Présentations rapides et elle nous entraîna dans une ruelle, pour nous conduire à un petit bouge Ouighour, une petite -minuscule- table carrée sur le trottoir, et nous voilà assis pour un dîner « d'affaires » entre Christopher et elle. Il ne me restait qu'à faire « tapisserie » ce qui, en vérité ne me dérange en aucune manière. La nuit tombait. Au milieu des palabres professionnelles, je goûtais les Nang ouighours, la bière Yanjing, l'air épais du soir, le passage des piétons. Peu avant de nous séparer, elle raconta qu'elle habitait ce quartier, que celui-ci « était en pleine mutation, futur quartier branché », et nous indiqua l'existence toute nouvelle d'une auberge de jeunesse, signe évident de la mutation en cours de ce coin de Pékin. Cette nouvelle m'intéressa, je lui demandai l'adresse: numéro 85, et la ruelle s'appelle Nanluoguxiang.
C'est là que, depuis plusieurs années, sauf exception majeure, je réside lors de mes séjours à Pékin, seul ou en famille. Et, à la veille de mon début de professorat en chinois au lycée Chopin à Nancy, j'étais loin d'imaginer que j'y emmènerais également des élèves de terminale!
Je connais cette rue depuis dix ans maintenant. C'est une artère plutôt étroite, en principe « piétonne » (hum...), orientée sud-nord, et qui constitue l'axe d'un râteau de hutong plus ou moins élégants et agréables. Nanluoguxiang est longue de 800 mètres et relie les avenues -qui lui sont perpendiculaires - Di'anmen dong au sud, et Guloudong au nord. Nanluoguxiang est l'axe médian d'un quadrilatère formé par les deux avenues évoquées ainsi que, à l'est, l'avenue Jiaodaokou et à l'ouest, Di'anmenwai. Quadrilatère de plus de 600 000 mètres carrés.
Ci-dessous, dans une rue adjacente, un vrai véhicule de hutong.
Ci-dessous : rue nanluogu, on se presse pour déguster du doufu puant (qui porte bien son nom)
Rue adjacente, à côté d'un petit boui-boui salar, où goûter des nang et des brochettes de mouton épicées délicieuses.
Ci-dessous: sur Shajing Hutong, une de mes boutiques préférées.
La lumière des phares sur le sol à Shajing Hutong, ci-dessous.
Ci-dessus: dans le restaurant Salar, fangzhuanchang hutong. Ci-dessous: idem, la serveuse avec des élèves de Chopin, juillet 2009. Photo: X.
Ci-dessous: le bonheur de dîner dans les restaurants jiachang家常, du yuxiang rousi 鱼香肉丝 ou gongbao jiding 宫爆鸡丁.
Autrefois, toutes les villes chinoises étaient composées de ces regroupements de maisons séparés par des artères plus larges. Cette organisation en damier a une fonction anti-insurrectionnelle et c'est bien sûr sous le règne légiste des Qin (221 à 206 avant Jésus-Christ) que ce principe urbain devint le fondement de l'organisation des villes. Sous la dynastie Qin, ces quartiers -au sens étymologique du terme: « Découpe »- recevaient le nom de Li 里. Aujourd'hui, de nombreux quartiers de Pékin ont conservé leur appellation de Li (même si à cette époque Pékin était encore loin d'exister!): Ping'an li, 平安里par exemple. Li « dedans » mais surtout Li « village ». Dans l'organisation sociale de l'époque on disait 五家为邻五邻为里 « 5 familles forment un lin (voisinage, groupe de voisins), cinq lin forment un Li » Un Li regroupe donc 25 familles. On parlait aussi, à la même époque, de Lü ou Lü li (闾 ou 闾里). Le principe était le suivant: « 8 familles forment un lin, trois lin forment un lü ». Soit 24 familles pour un lü, contre 25 pour un Li. Cet écart numérique est fortement chargé symboliquement, il est connu historiquement et découle du système numérologique qui attribue les valeurs 3 au ciel, 4 à la terre et 5 à l'être humain, de la formation du triangle rectangle, sa rotation annuelle figurant celle de la Grande ourse autour de l'Étoile polaire, et la possibilité de déduire le théorème de Pythagore de ces principes chinois. Tout cela est décrit par Alice Fano dans son ouvrage remarquable « Les neuf figures de base de la pensée chinoise ». Nous en reparlerons ailleurs.
D'autre part, si chaque Li ou Lü était un quadrilatère, ceux-ci étaient toujours coupés en deux parties par un axe nord-sud. Par exemple, pour un lü, il y avait un Lü-zuo et un Lü-you (Lü-gauche et -droite) Sous les Qin, les pauvres habitaient à gauche et les riches à droite.
A partir de la dynastie des Wei du nord (beiwei), ces appellations ont laissé la place à celle de Fang. 坊 En réalité, un fang est une moitié de Li ou de Lü. Fang désigne d'abord la ruelle qui coupe un li en deux parties, et par extension, désigne le quartier dans son ensemble. Sous les Tang, la capitale, Chang'an (长安ou xijing 西京) était composée de 108 fang! Il faut dire que c'était alors, et de loin, la plus grande ville du monde. Quant aux Yuan, qui perpétuèrent ce modèle pour leur capitale Khanbalik -dadu en chinois, la future Pékin- ils divisèrent celle-ci en 50 fang. Enfin, et c'est une initiative historique du troisième souverain des Ming, Yongle, l'ex-Khanbalik est devenue la nouvelle capitale chinoise, Pékin, et cet empereur réorganisa l'ensemble en 28 fang. La réunion de deux fang était nommée « zhaohui jinggong fang »: zhaohui fang à l'est et jinggong fang à l'ouest et toujours une ruelle rectiligne entre les deux.
Sous les Ming, l'une de ces ruelles séparant un zhaohui d'un jinggong s'appelait « luoguo » soit « rue en forme d'arc », ce qui est symbolique car l'artère en question est parfaitement rectiligne (Peut-être un écho au canal Jinshuihe qui traverse la cité interdite et possède réellement la forme d'un arc?). Lorsque, en sa quinzième année de règne (1750), l'empereur Qianlong des Qing redéfinit le cadastre de la capitale, Luoguo fang devint Nanluoguxiang! (« Rue du gong et du tambour »).
Petit carrefour "rural" en plein Pékin, marché, délices, lenteur et tiédeur estivale loin , -et pourtant si proche, 200 mètres-, de nanluoguxiang, au début de Fangzhuanchang Hutong, 方砖厂胡同.
Ci-dessous: c'est ici que "mes" terminales de 2013 ont goûté aux jiaozi, raviolis.
Beaucoup d'histoire, donc, pour cette rue devenue le pendant central de Sanlitun, -trop à l'est?- le premier quartier branché de la capitale. Il est troublant de constater que Sanlitun est situé en dehors du centre historique de Pékin, du « Pékin des Ming » peut-on dire, et d'autre part, très à l'est, sur cet axe Est-ouest caractéristique du Pékin moderne dont Cyrille Javary associe la polarité spatiale au mot chinois dongxi, 东西« la chose » matérielle, écho du matérialisme triomphant, autant celui « dialectique historique » des années Mao que celui des années fric contemporaines. Or nanluoguxiang se situe bien dans le pékin historique, à un jet de pierre des tours du tambour et de la cloche et surtout, à quelques 400 mètres de l'axe du dragon, axe symbolique de la ville. Retour à la tradition? Tout comme le parc olympique a été placé sur l'axe historique et que l'ancienne porte d'entrée de Pékin, Yongdingmen, a été rebâtie pour l'occasion... Nanluoguxiang n'est pas le quartier des « expat's » mais bien celui des chinois. Marshall MacLuhan parlait de la « loi de réversibilité des médias surchauffés »... Lorsque la Chine s'occidentalise à vitesse « grand V », il y a retour de balancier, retour à la tradition. Danser la techno, oui, mais dans la ville mongole! Les néons et halogènes éblouissent la ville ancienne, qu'à cela ne tienne, « nous allons révéler » ce passé.
L'auberge, qui est devenue ma résidence pékinoise, Beijing Downtown Backpackers Accomodation (Abr-: BDPA), faisait face à des habitations, puis des commerces (...qui habite encore nanluoguxiang?) -voir plus bas- et aujourd'hui, novembre 2013, à un chantier. Sur les palplanches qui masquent ce qui va devenir un parking, une exposition très bavarde sur le passé du quartier. J'y apprends que le grand peintre chinois du XX° siècle QI Baishi a passé les dernières années de sa vie Yu'er hutong, à 50 mètres de nanluoguxiang... Et cette exposition est exclusivement rédigée en chinois, pas un mot d'anglais. Il y a un talent phénoménal des chinois à rester eux-mêmes lorsque les occidentaux condescendants crient au loup, « la Chine disparaît! ». A Suzhou, une boîte de nuit, techno-boom-boom', s'appelle YES. Mot anglais par excellence, mot yang et lumineux, branché et incitatif. Non seulement la lumière mais aussi la quintessence du mot occidental - « oui » et « non » n'existent pas en chinois. Oui, c'est le cas de le dire, la Chine est ouverte sur l'occident. Mais le meilleur est la transcription phonétique de YES, dans ce night-club : yeshi 夜士, « le lettré de la nuit » ou, pourrait-on dire: « le maître de la nuit ». Nous voilà loin de l'éclat éblouissant de « yes »! L'écriture chinoise possèdera toujours sa part d'ombre, impénétrable, et même invisible, insoupçonnée, au citoyen européen lambda: son écriture. Ainsi, à force de se relooker en créperies-churros-snack-prêt-à-porter, nanluoguxiang affiche son passé, de plus en plus. Certes, on pourrait parler comme ce personnage de « Astérix et les normands »: « Ce qui est intéressant dans les voyages c'est de voir comment vivent les gens avant de les massacrer »... Être fier du passé de nanluoguxiang pour mieux la massacrer?....
Ci-dessous: Nanluoguxiang mesure son activité au nombre de déchets autour des poubelles.
Ci-dessous: stigmate de la folie Nanluoguxiang sur le frigo des Pauchot's, à Nancy.
J'ai connu cette rue encore revêtue de ce goudron caractéristique des hutong, mais recelant déjà quelques bars et boutiques new look qui lui amenèrent sa célébrité.
Aujourd'hui, les petits boui-boui populaires qui y survivaient encore ont disparu. Ce n'est plus que bars, boutiques, fast-food en tous genres et surtout, à partir de midi (et pire le weekend), c'est devenu un trottoir parisien sans les chaussées. Noir de monde, des chinois en masse qui viennent là photographier des longs nez qu'ils savent rencontrer ici à profusion, se gaver de brochettes diverses, de churros, de glace, de doufu puant, de yaourt, se remplir de sodas, de cocktails, et déambuler, -je ne jette pas la pierre, nous aimons le faire aussi-, dans les boutiques de fringues, de gadgets, de cartes postales, de bijoux tibétains, de photo, de vêtements de sport. Des chinois, et des occidentaux qui sont là parce que « ça fait in ».
Dans cette rue, l'auberge, contrainte d'afficher en gros sur sa porte « xiejue canguan » (« Désolés, on ne visite pas ») tant ce tourisme urbain les a conduits à renvoyer par centaines les badauds qui entraient « pour voir où vivent les laowai », fait figure d'ancêtre. Car il n'y a pas que le chaland qui passe : les boutiques aussi. En face de l'auberge, « Fraise rouge » (en français dans le texte), a disparu, alors même que cette boutique prit la place d'un projet apparemment porté par des occidentaux. Qui profitèrent avant cela du placement en maison de repos de l'inénarrable monsieur Du, un vieux chinois obèse tour à tour jovial et acariâtre, ancien professeur de français, dit-il, qui sortait en pyjama de son taudis dégoûtant, appuyé sur sa canne, et qui ponctuait tous ces discours à mon endroit par un tonitruant « Monsieur comprend? » en français... Oui, nous avons connu Nanluoguxiang du temps de monsieur Du, aujourd'hui rangé au placard. Ou peut-être décédé.
BDPA, il y a quelques années. Notez que le banc a disparu aujourd'hui:... c'est interdit!!! Et la pub pour les prestations de l'auberge était rédigée sur un tableau à la craie...
ci-dessus: devant l'auberge BDBA, la famille Pauchot, et Monsieur DU, sa canne et son ventre sans voile.
Ci-dessus: Sophie P. interviewée devant BDBA...
Ci-dessus, le bar de l'auberge BDPA, petit déjeuner. Ci-dessous: la vue depuis le bar de BDPA.
Ci-dessus: octobre 2013, bar de BDBA.
Il y avait aussi un bar à guitare au coin (jita ba). Ses mélopées calmes et cristallines qui flottaient là le soir ont récemment disparu. Ces trois maisons (guitare, fraise rouge et celle entre les deux), sont rasées : c'était la nouveauté 2012. Pour faire place à un projet... abandonné faute d'une trésorerie suffisante. Derrière le rideau pudique, par les petites déchirures : la ruine, et même quelques rats bienheureux. Puis, en 2013, les pelleteuses sont revenues: il y aura un parking souterrain.
Ci-dessus et ci-dessous: au coin, à 10 mètres à gauche de l'auberge BDPA, 2005. Maison détruite pour y faire le bar à guitare.
Ci-dessous: le bar à guitare.
Ci-dessous: la terrasse du bar à guitare. Au fond: l'auberge BDPA.
Ci-dessous: en face de l'auberge, il y a quelques années. La vieille boutique fermée depuis des lustres à côté de l'auberge, à gauche en sortant, vestige muet de l'ancien temps, a jeté ses panneaux de bois ancien pour la lumière halogène: boutique chic, objets chics pour clientèle chic. Quant au sol, fini le goudron des pauvres, place aux pavés auto-bloquants du monde moderne. La guitare est remplacée par les beuglements des karaoké, les Dylan chinois d'un soir, payés au lance-pierre dans les bars, et les chanteuses-synthétiseurs sincères mais beuglantes dans des sonos saturées.
Ci-dessous: devant l'auberge, en 2010. Vue depuis le toit.
Auberge BDPA, 东堂客栈 (dongtang kezhan): Apple, l'ancienne gérante, originaire de Fengtai, banlieue de Pékin, qui a quitté ses fonctions pour s'occuper de ses parents malades.
Apple bavardait souvent avec moi. Un jour elle m'a avoué qu'elle n'aimait pas les allemands. Le personnel de l'auberge, dévoué et aimable, qui travaille 90 heures par semaine minimum et voyage très peu et jamais en dehors de Chine, héberge des personnes de toutes nationalités. C'est une sorte de tour de contrôle qui dirige ces voyageurs aux quatre coins de Pékin et de la Chine sans partir eux-mêmes. Ils peuvent nous conduire au Tibet.
C'est justement ce qui justifie sa méfiance et son amertume face aux touristes allemands. Apple me dit qu'un jour vint à l'auberge un voyageur allemand, qui voyageait seul. Dès son arrivée, il s'est renseigné auprès d'elle pour un séjour au Tibet. Apple lui fournit tous les renseignements, les formulaires à remplir et s'est occupée de lui fournir le visa nécessaire ainsi que les billets de transport jusqu'à Lhassa. Le jour dit, le voyageur quitta l'auberge pour n'y jamais plus reparaître. Quelques semaines plus tard la police chinoise a débarqué à la réception pour interroger Apple. Ils lui annonçèrent que ce touriste était en réalité un journaliste déguisé et qui avait effectué un reportage « illégal » et « hostile à la nation » -entendez favorable à la cause tibétaine- publié dans la presse occidentale. Il est certain que ce voyageur est désormais « grillé » et n'obtiendra plus jamais de visa pour la Chine. Mais Apple eut les pires ennuis avec les autorités chinoises qui l'accusèrent de soutenir et d'aider de tels « agissements ». Elle s'est sentie trahie par cet homme et garde une amertume immense.
Ci-dessus: la réception de BDBA avec élèves de Chopin, été 2010. Photo: Apple.
Ci-dessous: même lieu, même date. Apple est sur la photo.
Ci-dessus: Devant BDBA, un taxi, tôt le matin. Départ pour l'aéroport. Dans le taxi Françoise et Aloïs P., le reflet: Sophie et Vivian P. Ci-dessous, le taxi s'en va: on voit sur la droite les bâtiments aujourd'hui rasés pour un parking.
Ci-dessous: traces d'élèves du lycée Chopin sur un mur dans l'auberge BDBA.
Ci-dessous, en face de l'auberge, devant le rideau qui cache les travaux du futur parking, le groupe d'élèves 2014 photographié par le personnel de BDBA.
Ci-dessous: quatre vues du toit de l'auberge.
Ci-dessous: une épicerie rue nanluoguxiang, épicerie populaire, peut-être la dernière. En 2013, sa surface a réduit. Ils vendent des brochettes de scorpions pour s'adapter à la nouvelle clinetèle de la rue. des scorpions et des cigares, denrée rare à Pékin. Au cours du séjour 2014, le rideau s'est abaissé sans le voir se réouvrir. La fin? En tous cas, j'aurai fait des courses ici son avant-dernier jour d'existence peut-être.
Ci-dessous: ue boutique de churros sur Nanluoguxiang, été 2010. L'employé désoeuvré rédige un SMS... Il est en contact avec une des élèves du lycée Chopin présente ici cet été là.
Ci-dessous: l'annexe du commissariat de Jiaodaokou, rue Nanluogu. Ici, on délivre aux chinois non pékinois (non titulaire d'un Hukou à Pékin) mais devant résider dans la capitale pour quelque temps leur permis de résidence temporaire.
Le commissariat. Il fut l'objet d'un incident cocasse. Un après-midi d'été, avant que je ne reparte dans Pékin avec ma famille, je m'étais assis sur le petit banc aujourd'hui supprimé, fumer une cigarette.
Un marchand ambulant de journaux passe en psalmodiant « Beijing wanbao! Beijing wanbao! » (北京晚报) « Pékin-Soir ». Je l'arrête et achète l'édition du jour. Je commence à survoler le journal et entend soudain, vers la droite, le tintement caractéristique des rickshaws qui promènent les touristes dans le « vieux Pékin ». Notons au passage que « le vieux Pékin » est un non-sens. C'est plaquer une réalité urbaine européenne sur celle de la Chine. S'il existe bien un « vieux Strasbourg », un « vieux Nancy », un « vieux Tours », ce quartier « des lacs », Shishahai, n'est pas un vieux Pékin qui serait le noyau originel de la ville. Le « vieux Pékin », c'est Pékin, tout simplement! Plus exactement, ce qu'il en reste.
Voilà donc une colonne de rickshaws qui déboule tranquillement dans Nanluoguxiang. Alors que le premier d'entre eux passe au niveau du commissariat, le touriste assis crie « Stop! Stop! ». Le chauffeur freine, s'immobilise devant BDBA et la colonne est arrêtée. L'homme, occidental, descend du rickshaw, recule de quelques pas pour photographier cette belle bâtisse colorée. Sa femme, a tendu la main dans le vide, stressée, comme pour lui dire « Mais tu es fou! Tu ne dois pas descendre ici! ». Un couple jeune, trentenaire.
Le mari peaufine ses cadrages, le chauffeur promène son regard ici ou là et m'aperçoit avec le journal sur les genoux. « Ai! Ni hui kan zhongwen, a! » “哎!你会看中文,啊! » (« Hé! Tu sais lire le chinois!? ») me lance-t-il. Et derechef lancer aux touristes quelque chose du genre: « Hé! Regardez! Un « comme vous » qui lit le chinois! », très excité et hilare. Madame-qui-a-peur-pour-son-mari ne comprend pas -elle ne parle pas chinois-, mais tourne sa tête vers la direction pointée par le chauffeur, et m'aperçoit à son tour. Elle détourne la tête avec une moue certaine. Le chauffeur me dit: « Parlez leur! ». Je lui demande quelle est leur nationalité, il répond qu'il n'en sait rien. Ce sont des allemands. Et cette jeune allemande continue de m'ignorer: je constitue de toute évidence un spectacle insupportable pour elle. C'est vrai quoi, elle qui se réjouissait à l'idée de frimer devant ses copines au retour pour avoir eu le courage indianajonesque de pénétrer dans les coupe-gorges pékinois, elle constate que l'on peut s'assoir tranquillement, avant elle (c'est le pire), et tout en lisant le chinois. Encore une fois, il y a ce fantasme larvé d'être Marco Polo, le premier en Chine... C'est désolant.
Le mari, une fois ses photos terminées, remonte, heureux, excité et souriant sur le véhicule. Je lui dis: « Vous savez ce que vous avez photographié? C'est un commissariat de police! » Il était heureux de cette information, c'est une chose qu'il va pouvoir transmettre à ses proches au retour et il en sera simplement fier, sans excès, juste de l'enthousiasme. Lui, il est cool; sa femme, une vraie conne.
Ci-dessus, à côté de la tour du tambour, des rickshaws touristiques.
Ci-dessus, été 2009, premier jour de voyage pour les premiers élèves de chopin en chine, devant le commissariat. C'est l'été: il pleut...
A l'ouest de l'avenue Di'anmen wai, la limite ouest du fang de nanluoguxiang, il y a le quartier Shishahai 什刹海, connu lui-aussi pour ses résidents fameux (Song Qingling, la veuve de Sun Yatsen, les écrivians Guo Moruo et Liu Xinwu, le peintre XU Beihong,...) et devenu la station balnéaire intra-muros de la ville, un Saint-Tropez greffé sur l'ancien système géomantique chinois, fengshui, qui « suit le cours de l'eau » 河沿 heyan. Autant dire qu'une certaine « tension », un potentiel, des volts, existent entre shishahai et nanluoguxiang. Le mouvement entre les deux électrodes risque de bouleverser l'espace qui ne revendique rien d'autre que d'être vide. Voilà, en bas (ouest) de shajing hutong 沙井胡同, la photo d'affiches rédigées par le propriétaire d'une siheyuan, lassé par le passage incessant des touristes devant sa maison:
别烦我院
什刹海畔
南锣鼓巷看。
特色酒巴有奇店。
八方来客游玩。
胡同文化罕见
幽静躲过闹烦。
我院生活平静,
游人请勿参观。
我院无风景,
君勿往里行。
谁若拍照片,
相机变黑屏。
我院居老百姓,
没有古迹与名胜。
游人请勿进我院,
劝君取经往西行。
我院不是清东陵,
你也不是孙殿英。
莫进我院来探访,
盗贼名声不好听。
Ne venez pas troubler ma maison,
allez au bord des lacs à Shishahai,
et voir la rue Nanluogu.
Vous y trouverez bars spéciaux et boutiques surprenantes,
tous touristes y sont les bienvenus.
La culture des hutongs est par trop subtile,
une sérénité qui se protège de l'agitation.
Nous vivons tranquillement ici,
n'entrez pas visiter notre maison!
Rien à voir dans notre maison,
n'entrez pas ici.
Quiconque ferait une photo...
son appareil ne s'en remettrait pas...
Dans cette maison: monsieur et madame tout-le-monde,
ni vestiges ni site classé.
Touristes, n'entrez pas ici!
Si vous voulez vous instruire, je vous conseille d'aller vers l'ouest(1).
Notre maison n'est pas le mausolée oriental des Qing,
vous n'êtes pas Sun Dianying (2).
N'entrez pas faire votre « enquête » ici,
vous vous feriez la réputation exécrable des brigands.
-
donc vers Shishahai...
-
Référence à Sun Dianying, seigneur de la guerre qui, l'été 1928, a organisé et perpétré le sac des tombes impériales des Qing, site de l'est, et notamment les sépultures de l'empereur Qian Long et de l'impératrice douairière CiXi. Les vandales allèrent jusqu'à dérober à la morte ses sous-vêtements ainsi que la perle placée dans sa bouche juste avant ses obsèques.
Ci-dessous: dans les bars de shishahai.
Ci-dessous, à Shishahai, pont entre Qianhai 前海et Houhai 后海 (pont Yinding qiao 银锭桥 "le pont du lingot d'argent", que l'on voit sur la video de la leçon 1.1 de la Méthode d'initiation à la Langue et à l'Ecriture Chinoises" de Joël Bel-Lassen), été 2009, deux élèves de Chopin, Léa C (Léa Lala) et Adeline G. Photo: Delphine K.
Nanluoguxiang: seuls les touristes prétentieux et ignares, fraîchement débarqués de l'aéroport, imposent encore aux chauffeurs de taxi de s'y engager jusque devant l'auberge... le cauchemar des taxis ! Désormais, on se fait larguer au carrefour sur Gulou dongdajie, et les chauffeurs poussent un soupir de soulagement. J'en ai même connu un qui m'a rendu 5 yuans pour la « délicatesse du geste »: s'enfoncer dans la rue nanluogu, pitié, plus jamais ça!
Le plus drôle dans cette folie urbaine, c'est que les hutong adjacents à ce boulevard miniature, sont déserts!!! Malheureusement, je crains qu'ils doivent bientôt absorber le surplus de clientèle que va immanquablement apporter la toute nouvelle station de métro qui porte le nom fatal de...Nanluoguxiang. C'est bien dommage car là est le vrai « vieux Pékin » dont rêvent les touristes baladés en rickshaw dans le quartier. On y trouve encore des marchés populaires, des boutiques sales et bon marché, de vrais produits chinois, fruits légumes, baozi, jiaozi, melons, pastèques, liserons d'eau, doufu frais, piments, ananas sculptés, brochettes et nang du far-west chinois, alcool de sorgho, herbes médicinales, commerces de première nécessité, pharmacies, les flics et les chiottes, un coiffeur mystique qui coiffe et fait de la divination... Et les vrais restaurants jiachang, vingt mètres carrés, carrelage et néons poussiéreux, pas de poubelle, on jette tout au sol, on boit la bière Yanjing, on rote et crache, on gueule comme un putois, on avale un bol de xiaodaomian à dix yuans sur une table bancale en formica, le PQ sur la table (mais pas aux toilettes), on est simplement heureux d'être là, d'être reconnu, d'une année sur l'autre par la serveuse.
Ailleurs, à l'écart de ces mini centre-ville fort ruraux, les ruelles sont agréables, souvent arborées, décorées ici ou là par des habitants rêveurs de tonnelles fleuries, et, les jours de soleil, le linge qui sèche projette de gracieuses ombres sur les murs gris. Les enfants jouent et font du vélo. Les vieux jouent aux cartes, aux échecs ou au mah-jong. Les familles de réunissent et fusionnent sur la chaussée. La nuit, dans le silence des cerfs-volants lumineux qui s'envolent au loin, parfois le chant nocturne d'un grillon. Un scorpion qui passe.
Devant les maisons endormies, des véhicules dignes de BD de science fiction des années 30. Des bidules qu'on ne voit jamais ailleurs, formidablement étroits, c'est à dire adaptés à l'étroitesse des hutong. Or, ce qui menace le plus ces ruelles, c'est moins les promoteurs que l'on commence, plus ou moins mollement d'aller bétonner ailleurs, que ces maudites bagnoles. Autrefois, l'habitant type du hutong se déplaçait en vélo, mais avec la flambée du prix de l'immobilier, le résidant de ces quartiers paisibles possède bien sûr son auto. Et les voilà qui débarquent à 10 kilomètres heures à leur grand dam, klaxon hurlant, qui s'enfoncent dans ces défilés étroits pour gagner leur domicile. Le plus drôle, -oui, je m'en amuse-, c'est quand deux de ces tarés se croisent ! Cela m'évoque un texte que présentait une candidate que j'examinais au bac cette année : une française demande à un chinois : « Tu as une voiture? « Mais oui, bien sûr! » « Et pourquoi? » demande la française. « Autrefois, j'allais au boulot à pied, ça me prenait 20 minutes. Alors j'ai acheté un vélo, je mettais cinq minutes. Maintenant j'ai une voiture, je mets une heure et il faut compter vingt minutes pour me garer. » « Alors, s'étonne la française, pourquoi une voiture? « Et bien ! Vous avez bien des voitures vous, alors pourquoi pas nous!?!? » Excellent diagnostic de la middle-class chinoise et de son entêtement à pénétrer les hutongs en Audi. Ce qui est le plus facilement partagé de façon universelle, c'est la bêtise.
Retour rue Nanluogu. Il y a une chose qui est tenue secrète dans le bagout des branchés, c'est que Nanluogu signifie, pour qui connaît l'art toponymique pékinois, qu'il y a une beiluoguxiang. De l'autre côté de la rue Guloudong. Nanluogu, c'est « rue du gong et du tambour-SUD, et l'autre, c'est son pendant nord. C'est un miracle, peut-être provisoire, qui tient cette seconde ruelle à l'écart du « progrès ». Pourtant, elle gagne à être connue : en remontant cette rue, il suffit de tourner à droite (vers l'est) rue Cheniandian et on file en ligne droite vers le Yonhegong, le temple des lamas.
Beiluogu xiang est le pendant antique de sa collègue du sud : les mêmes boutiques que dans un hutong « normal ». Mais ce qui me frappe, c''est le nombre d'entreprises de recyclage. En d'autres termes, certains passages de beiluoguxiang sont des taudis où les sanlunche (tricycles motorisés) viennent décharger leur moissons de déchets collectés ici ou là, pour être triés et assemblés par catégories sur les camions. Et c'est sûr, côté NANluoguxiang, il y a un sacré marché ! Un marché "libre" où tout un chacun peut ramasser les bouteilles en plastique et autres déchets recyclables et venir les vendre au poids à ces entreprises dont les patrons sont parfois millionnaires.
Nanluoguxiang. Deux heures du matin. Le calme enfin. Apparemment, c'est vers cinq heures du matin que les équipes dédiées et joyeuses entament le nettoyage des écuries d'Augias : la rue Nanluogu. A cette heure-ci, elle est déserte. Quiconque a pris le bus de l'auberge pour aller à Jinshanling sur la muraille, ou a un train pour Suzhou à 7 heures, voire un avion très tôt pour le retour au pays (ce fut le cas cette année) sait combien Nanluogu est déserte à cette heure. Même les taxis ne renâclent pas à s'y engager, c'est dire. On dit la Chine sale, oui, mais jamais autant que quand il s'agit de la Chine bourgeoise. Cela me fait penser à l'état de saleté scandaleux des cabines de classe-affaire dans les avions de compagnies chinoises (pas seulement chinoises d'ailleurs), que les prolos de passagers de la classe économique que nous sommes contraints de traverser pour descendre de l'avion : ces gorets de nouveaux-richess bouffis paient cher alors le personnel n'a qu'à nettoyer. La rue Nanluogu, après le rush de douze heures à cent cinquante personne à la minute, n'est plus qu'une poubelle. Deux heures du matin donc. Je ne sais plus pourquoi et comment je me trouvais là. Le calme, enfin. Je perçus le froissement tristement sensuel de la fouille dans une poubelle. S'il existe encore dans cette rue des personnes civilisées et délicates, ce sont celles qui font les poubelles. Parfois je me dis que si je devais refaire ma vie professionnelle, je serais star du rock, pilote de ligne ou j'irai nettoyer la Chine. Ces gens sont lents, méticuleux. Ils portent des gants et font attention aux plus petites choses. Ils sont patients. Je ne ris pas, ce bruit est vraiment sensuel. Il est apaisant après le vacarme de la foule.
Là, cette vieille femme courbée, 80 ans. Avec son tricycle miteux, chargé à bloc, et entouré de sacs en plastique au contenu bien précis. Courbée, elle explore le contenu de la poubelle, … il y a de quoi, et c'est là son triste secret. En apparence. Si tant est qu'en cet instant ma fade pensée d'européen sache vraiment distinguer l'apparence du vrai. Il faisait une chaleur épouvantable. Celle du fond des poubelles. Elle met, comme font toutes celles et ceux qui s'exercent à cela, un temps précieux à séparer le plastique, du bois (les tiges de brochettes), et tout le reste. Si, je vous l'assure, ce bruit et ces gestes sont patients et sensuels. Comme disait Tronchet : « Riez! Riez! Vous ne savez pas de quoi demain sera fait! » Ce soir là, demain était aujourd'hui, devant moi, dans Nanluoguxiang déserte.
La chaleur, encore une fois. Cet été, deux jours après notre arrivée, je fis des photos de nuit dans les hutongs, après le dîner dans un boui-boui qu'on adore. Je m'approchai d'un mur pour un meilleur point de vue : la sueur se mit à sourdre de mon corps à grosses gouttes : les briques des Siheyuan, bien réfractaires, accumulent le chaleur du jour et la restituent le soir comme le fait un four . Les poubelles sont contre les murs. Je me suis approché de cette femme et après l'avoir saluée, lui ai demandé si elle avait soif, lui proposai telle ou telle boisson. Elle préféra parler, un peu. Mais oui, elle voulait bien un coca, j'en fus surpris. Au frigo à l'entrée de l'auberge, je pris un coca glacé, -je paierai demain, l'employée dormait-, et suis retourné auprès de la mémé. Elle a bu goulûment le tiers de la bouteille, qu'elle a ensuite fixée précautionneusement sur un lieu élu de son char. Elle continua de fouiller dans la poubelle tout en bavardant. Elle voulait bien un peu d'eau. Je partis donc dévaliser encore un peu plus le frigo de l'auberge. Elle se rafraîchit encore un instant et rangea la bouteille. Elle se réjouit aussi de ma bouteille vide, rangée avec les autres.
Elle est veuve. Sa pension est trop maigre, elle fait cela pour compléter sa maigre retraite, me dit-elle calmement. A ma question « Pourquoi si tard? » elle répondit :
« Parce que j'ai honte.... »
A ce moment là, tous ceux qui aiment la rue Nanluogu dormaient.
Ci-dessus: Octobre 2013, quelqu'un fouille dans les poubelles. Au fond Fangzhuangchang Hutong 方砖厂胡同 (hutong de l'usine des briques), la ruelle qui rejoint Di'anmen wai dajie, celle où se trouve le restaurant quasi quotidien du séjour d'Octobre 2013 et 2014 avec les élèves de Chopin.
Ci-dessus: croisement de beibingmasi hutong 北兵马 司 胡 同 avec nanluoguxiang (côté est).
Ci-dessus et ci-dessous, une gargotte du xinjiang, rue Nanluogu, aujourd'hui remplacée par une boutique chic.
Ci-dessus: son personnel, des musulmans Ouighours. Que sont-ils devenus?
Ci-dessus et ci-dessous: avec ce petit bouge ouighour, on pouvait dîner dehors, ce qui était déjà interdit. Au fond, le bar "Saveurs de Corée" (en français dans le texte), aujourd'hui disparu, lui aussi...
Dîner en "terrasse" nanluoxiang, un plaisir aujourd'hui interdit. Sur la photo, de G. à D.: Laetitia M. et Sophie P.
Ci-dessous, en 2005/2006, des restaurants "jiachang" 家常 sur nanluoguxiang. Il n'en reste plus aucun aujourd'hui!
Extrait du récit "Coeur-rivage" sur ce même blog. Un évènement qui eut lieu dans ce petit rade ouighour, celui-là même où je dînai un soir de 2004 avec christopher J. et la fille de la chambre de commerce: mes premiers pas sur nanluoguxiang.
"Vers minuit passé, je remontais tranquillement une ruelle perpendiculaire à la rue nanluogu, comme pour m’extraire d’un entrelacs de ruelles sombres et désertes que je ne saurais vraiment décrire ni situer et où il me fut si doux et long de me perdre sans peur. Au coin, je le savais, il y a ce petit restaurant modeste du Xinjiang où j’allais souvent manger. A ma surprise, il était encore ouvert. Un des serveurs m’a vu, fait signe de m’asseoir. Je n’avais pas envie, mais je me suis assis à une petite table carrée, sur le trottoir. Il me dit : " Wu ge yangrouchuan, yi wan mifan, yi ping pijiu ! " … mon menu habituel. Je n’avais pas faim, mais j’ai dit oui… Assis sur le tabouret, seul. Le patron est venu me voir, s’est assis en face de moi. On a discuté un peu, j’ai fait des photos de son petit gamin avec mon Coolpix.
La table à côté : trois chinois, une chinoise. La trentaine. Une quinzaine de cadavres de bière Yanjing, une montagne de coquilles de cacahuètes éparses au milieu des reliefs de plats et des tiges de brochettes. Ils parlaient fort, riaient.
Alors que j’avais presque fini de manger mes brochettes, la fille, assise de l’autre côté de la table, s’est levée avec une brochette à la main, elle est venue s’accroupir devant le chien qui se trouvait presque sous ma table. Elle était assez jolie, un pantacourt en soie noire, pieds nus dans ses talons aiguilles. Elle proposa la brochette au chien déjà repus… Elle sait parler aux chiens errants. Je savais qu’elle était venue pour me parler. J’ai pris mon coolpix, je l’ai prise en photo, elle a souri. Elle a dit : " Tu…tu…tu.. sais parler chinois toi ? ! " Je lui ai répondu " Un peu " et elle m’a demandé : " Tu…tu…tu.. viens d’où ? " " France.. " Elle a roulé ses pupilles et soupiré : " Aaaaah… c’est si romantique …. Euh.. dis.. ça te…te…te dirait de venir t’asseoir avec moi… euh, enfin, avec nous ?" J’ai dit oui. Elle s’est levée, toute souriante et je l’ai suivie. Je n’étais pas vraiment sûr d’avoir envie, mais disons que je rebondissais après un excès de yin. Elle a annoncé à la tablée : " Nous avons un ami français ! " Les trois chinois m’accueillirent gaiement et bruyamment. L’un deux, un peu gras et replet, tira une chaise près de lui et me fit signe de m’asseoir. La fille désapprouva vivement, l'homme n’insista pas, c’est elle qui plaça une chaise à côté de la sienne et me la désigna du doigt. Elle ne l’avait pas mis à côté de la sienne, mais contre la sienne. Une fois assis, elle colla sa cuisse contre la mienne.
Les trois chinois m’ont posé les questions d’usage, pour ensuite, comme d’habitude, embrayer sur les situations économiques de nos pays respectifs, ce genre de propos qui me barbe, ces gloses de rhéteurs fiers d'eux-mêmes, discours qui me plaît seulement quand il s’arrête, et mieux, quand il ne commence pas. Mais la fille a coupé court à ces fadaises, criant contre les garçons, faisant des signes clairs de la main " Vos gueules, on s’en fout ! On s'en moque de tout ça ! " Elle éructait presque, elle en bégayait, et après avoir envoyé les trois types à leurs conversations d’économistes ratés (existe il un économiste qui ne soit pas raté ?) elle s’est tournée vers moi et me demanda mon nom.
Le sien, c’est SUN Lijia. Elle a pris un bout de papier qu’elle a posé sur mon genou, écrit les trois caractères comme sur ma peau. Lijia, me dit-elle, " signifie sublimement belle, très très belle, etc…. " Je le savais, mais elle était manifestement heureuse de me le rappeler.
Elle m’a demandé ce que je faisais là, …voyage ? … Je lui ai parlé des cours à la fac, et de ces quatre jours de liberté avant le retour. Elle me dit " Tu es en groupe ? Tu as des camarades ?"
" Non ! Je suis seul ! "
……….. " Mais.. dis-moi… qu’est-ce que tu….tu….tu.. fous à une heure pareille à te promener dans ces ruelles où il n’y a rien à voir ? "
Je lui ai dit : " C’est ma dernière nuit à Pékin, demain à cette heure je serai à l’aéroport. J’ai pas envie d’aller me coucher, je veux encore en profiter. J’ai pas envie de partir. Je suis triste…. "
Elle a fermé les yeux et murmuré : " Triste… triste… " Elle souriait, respirait profondément et sa main avait glissé sur ma cuisse. J’étais bien avec elle. Elle allait dire quelque chose. En secret, ici même et avant peu.
Les trois chinois m’ont demandé ce que j’avais fait aujourd’hui. Rapport expédié. J’ai parlé de ma visite à l’exposition sur les expéditions maritimes de Zheng He (15° siècle) au palais des musées place Tian an men. Lijia a repris l’avantage : " Tu sais que demain s’y ouvre une exposition sur le " viol de Nankin " ? " Moi aussi j’ai eu la main : " Oui je sais , j’ai vu et lu les grandes affiches ! " " Et tu sais ce que c’est ? " me demanda-t’elle. J’ai ressorti mes connaissances brièvement, contexte, date, contenu et horreur du crime, et absences d’excuses de la part du gouvernement japonais. C’était surtout une façon de dire " J’ai beau être français, nous sommes très proches ! "
Les trois chinois dirent qu’on pourrait parler d’autre chose ! Lijia les a encore soufflés de sa main, véhément, leur a cloué le bec d’un ton vif !
Encore une fois, Lijia les avait mouchés et partit sur un long monologue droit dans mes yeux. J’étais sa poupée d’un soir, elle entendait bien que rien ne lui gâche ce plaisir, elle m’arrachait aux griffes de autres, elle me possédait, elle voyait peut-être dans mes cheveux ce qu’une femme de trente ans voit encore dans les cheveux de ses poupées Barbie d’enfance. Elle semblait hallucinée, excessivement vive, fébrile. Elle avait un sérieux coup dans l’aile ! Nous continuions de boire de la bière d’ailleurs, au goulot de sa bouteille, la même bouteille qu’elle passait de sa bouche à la mienne, comme un baiser de verre. Elle n’était pas une Cendrillon du pied, mais une Cendrillon des lèvres… Ce qui est sûr, c’est que " minuit " approchait… c’est peut-être cela qui la rendait si fébrile. Il était tard…
Le viol de nankin : ce qui est sûr c’est que ce genre de sujet, comme les camps nazis par exemple, ce sont des sujets pour être seuls : ils sont horribles mais surtout, comme ils relèvent du passé et de la douleur, ils écartent tous ces beaux analystes toujours prêts à conjecturer sur le futur, mais incapables de parler d’un sentiment, de la compassion, du sang. Les trois types auraient été très prompts à imposer un sujet sur " l’avenir ", car à cet exercice il est facile de faire briller ses " talents " de brillant intellectuel, de rhéteur invincible. Le passé, c’est pas cool, il est fini, ils n’ont pas d’emprise sur lui. Et Lijia parlait, parlait, parlait, comme une furie en transe. Je ne comprenais pas tout, mais j’en comprenais assez, je comprenais l’essentiel, et notamment le retour cyclique de " mon cœur de femme chinoise qui souffre " Bien crétin aurait été celui qui pensait qu’elle parlait du " viol de Nankin ". La langue chinoise est divinatoire…….
Elle s’arrêta de parler dans un silence plus beau que celui de Mozart. Elle me regardait. Elle a jeté un coup d’œil furtif sur la tablée, et, voyant que personne ne s’occupait de nous, elle s’est approchée de mon visage, elle a posé sa main comme une conque marine autour de mon oreille et elle murmura :
" Tu me trouves belle ? ………."
Elle s’est redressée, c’est moi qui me suis approché, écarté de mes doigts ses cheveux longs de ses oreilles et susurré :
" Ton prénom, tu le portes très bien ………. "
Elle a fermé les yeux et soupiré longuement.….. La brise était douce à jouer dans nos cheveux, à nous embaumer. Elle posa des baisers collants dans notre dos, des coquilles de cacahuète sursautaient ici et là. La pluie que personne n’attendait commença de tomber. L’ambiance devint électrique, tout le monde riait, comme à chaque fois juste avant l’orage. Tous debout, les serveurs affairés et braillards. J’ai sorti mon coolpix, un serveur a fait la photo… Elle est floue.
Ci-dessus: SUN Lijia 孙丽佳 , (histoire ci-dessus)
Ci-dessous: près du marché au début de Shajing hutong, en face du petit restaurant où l'on mange des jiaozi, un dîner sur le trottoir, l'été. Aujourd'hui, ce n'est plus possible: le mur austère contre lequel les tables étaient posées est devenu une maison chic, avec porte et fenêtres...
Ci-dessus: Yu'er hutong 雨儿胡同, perpendiculaire à nanluoguxiang, côté ouest, trois rues au sud par rapport à l'auberge BDBA: au numéro 13, la maison de QI Baishi, un des plus grands peintres chinois su XX° siècle.
Nanluoguxiang, côté est, en allant vers gulou dong dajie, un hôtel/bar: gu xiang nian hao. Gu xiang comme abréviation de nanluoguxiang et nian hao pour numéro 20, nian c'est deux fois dix (十), soit 廿= deux fois dix. Trace du chinois ancien dans cette rue "moderne". La Chine est inépuisable! Cela dit: en 2014, cet établissement n'existe déjà plus...
Nanluoguxiang: une queue devant une boutique. Ce genre de scène que les services secrets soviétiques adoraient photographier sur les Champs-Elysées pendant la guerre froide pour faire croire aux pénuries de denrées en occident... Ci-dessous: annonce pour une officine de divination, astrologie, "cartes bouddhiques", boule de cristal, sur la rue Nanluoguxiang.
A l'angle de Nanluoguxiang et de Shajing hutong 沙井胡同 (là où nous quittons la rue pour aller au restaurant ou vers Shishahai): des enfants posent pour la photo après leur session de formation au code de la route. La pancarte aujourd'hui détruite -cet emplacement est devenu une boutique- mentionne bien le nom de la ruelle qui glisse vers le fond à gauche, shajing hutong. Cette pancarte affiche 沙井副食店, "Boutique annexe à Shajing (hutong)". Fermée depuis longtemps. A gauche, en dehors de la photo: l'auberge BDBA.
Ci-dessous: manifestation populaire, sans aucun rapport avec les déambulations nocturnes de mangeurs de brochettes.
Ci-dessus et ci-dessous: idem. Ci-dessus: cette chinoise est si belle...
Ci-dessous, deux photos: la gargotte du xinjiang, vues depuis l'intérieur, à travers les bandes de plastique anti-mouches.
Ci-dessous: dans une siheyuan, maison à cour carrée, invités un soir à prendre le thé (été 2009).
Ci-dessous, tout au bout de Shajing hutong. Un slogan : "C'est avec la plus grande sévérité qu'il faut punir les criminels." Ce type de slogan disparaît au profit des injonctions écologiques ou sécuritaires face à la montée des cambriolages. Aujourd'hui, à la place de ce mur de briques: une auberge de jeunesse.
Ci-dessous: un marchand de thé dans une boutique sise juste à côté de BDPA, aujourd'hui disparue.
Shajing Hutong: travaux sur les collecteurs d'eaux usées.
Ci-dessous: Nanluoguxiang, un jour de pluie. La peinture représente Nanluoguxiang, vers le sud. L'auberge est vers le fond, non visible.
Ci-dessous, nanluoguxiang. "Stationnement interdit". Notez "che" écrit en caractère traditionnel. Sur la photo: Aloïs P.
Ci-dessous, sur Shajing hutong, vers Shishahai, au printemps 2009. Les sophoras, l'arbre typique des hutongs, lâchent leur pollen sous forme d'une neige douce et tiède.
Ci-dessous: là où pendent les trois lampions rouges, il y a aujourd'hui le restaurant du soir du voyage 2013.
Ci-dessus: sur les lampions rouges, le caractère chuan 'brochettes" 串
Ci-dessous: même lieu, un été. Les voitures bloquent le passage: bouchon de vélos et de piétons.
Ci-dessous: même lieu -les trois lampions rouges- mais photographié dans l'autre sens, lundi 21 octobre 2013: le groupe "Chopin" arrive dans notre restaurant préféré pour la première fois.