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从水之道而不为私焉
24 février 2012

Coeur rivage

COEUR RIVAGE

Un récit de Frédéric pauchot

 

"Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment d'un si grand amour." Jacques Prévert, dit par Arletty dans "Les enfants du paradis" de Marcel Carné, 1945

 

« Bien sûr qu'il faut aller en Chine, mais pour y faire quelque chose ou s'y promener le nez au vent... » écrit Jacques Pimpaneau dans Lettre à une jeune fille qui voudrait partir en Chine.

Ce vendredi de début août 2005, à midi, un banquet clôturait un mois de stage de grammaire et linguistique chinoises, d'Histoire et divers sujets plus ou moins utiles à un professeur de chinois, à l'université Yuyan Wenhua Daxue à Pékin. Le stage, c'était le faire quelque chose et ce déjeuner d'adieu marquait la bascule avant la suite. C'était le moment d'incertitude lorsqu'on est parvenu au sommet après une longue ascension. Je n'avais pas conscience de ce que j'allais faire ensuite. Un faire maintenant soufflé dans la grâce du vent. Le vent, xun, qui se faufile dans l'interstice, doucement. Parce que entre cette fin de stage et le retour en France il restait quatre jours. Quatre jours à errer, le nez au vent.

Banquet, salle des VIP. Fidèle à la tradition, un bassin de poissons rouges et des peintures aux murs, les shanshui. Les montagnes et l'eau. La brume. L'ermite rêveur.

Les mets étaient somptueux, ce qui me changeait des boui-boui où j'aime manger d'habitude. Mais c'est seulement au cours d'un banquet qu'on a accès aux sommets du raffinement de la cuisine chinoise: ce jour-là, poisson en forme d'écureuil, divers ragouts et légumes en papillotes, canard et crème sucrée, alcool de riz, etc... Assis à la table ronde à côté de LI Dejin, l'éminente grammairienne chinoise, je savourais surtout d'être dans son ombre: autour de la table, beaucoup se bousculaient pour converser avec la star. Je n'avais qu'à écouter, entendre sa voix une dernière fois. En cours je la suivais religieusement car elle me faisait penser à une réincarnation chinoise de ma grand-mère paternelle, de Bergerac, qui n'avait rien de chinoise, et pourtant la ressemblance était forte, un je-ne-sais-quoi invisible.

Discours d'usage, remise des diplômes sous des applaudissements convenus, parfois sincères, le ganbei traditionnel et enfin se séparer, derniers échanges avec toujours les mêmes promesses de retrouvailles rarement suivies d'effet, mais qui masquent une tristesse sincère. Nous venions des quatre coins de la planète, de Tahiti à Bonn, en passant par Nancy, Sofia, Nantes et Rome. Réunis pour quatre semaines, nous allions nous disperser, ce qui est la réalité ultime du voyage.

En début d'après-midi j'ai déménagé dans une auberge de jeunesse dans le quartier des tours de la cloche et du tambour, au 85 de Nanluoguxiang. Ne reprenant l'avion que dans la nuit de mardi à mercredi, j'allais habiter jusqu'au départ dans ce quartier de ruelles anciennes et divaguer ici ou là en vélo, sans cours, sans horaires. Loger dans ce quartier astigmate: la rue Nanluogu qui aligne les bars en vogue et des boutiques chères, où le soir vont et viennent les occidentaux qui cherchent la lumière où ils sont sûrs d'être vus, et, perpendiculaires, les hutong déserts, lents, silencieux, gris, avec quelques boutiques allumées au cœur de la nuit comme la maison de l'ogre, capharnaüms dans une lumière fatiguée, ciment nu, murs crasseux, rayonnages de cave de bricoleur, avec les enfants qui dorment à même le sol entre les rayons. Et les bouges sales, aux murs de carrelage et la lumière rassurante du néon, conviviaux et bon marché, emplis d'ouvriers chinois aux dents jaunes et portant des marcels filés, la cigarette collé à la lèvre, bronzés et perlés de sueur, volubiles et bruyants, un bol de xiaodaomian à 10 yuans, des centaines de coques de cacahuètes et graines de tournesol sur la table et jetées à terre d'un revers de la main, alignant les cadavres de bière Yanjing et appelant sans cesse les bouteilles fraîches sorties du frigo : le vrai Pékin populaire. En sursis.

Le lendemain, samedi, j'étais invité chez un jeune prof de l'université de Pékin, loin du centre, dans une de ces banlieues résidentielles qui poussent partout autour de la ville et constituent une bonne partie du paysage effarant que l'on découvre lors des approches aériennes sur cette ville. Ce fut une journée agréable et polie, les chinois sont délicieux lorsqu'ils vous invitent chez eux. On se sent barbare et ignare, on ne sait pas quoi donner hormis notre présence, des mots gentils, les faire rire en se moquant de nous-mêmes, les français en général ou sa propre personne. Dans le salon-salle à manger, une table de ping-pong qui a servi pour le déjeuner et le sapin de noël synthétique. On manque de place en Chine, on fait du ping-pong après avoir débarrassé la table. Quant au sapin, dont on a ôté boules et guirlandes peu après le nouvel an universel, il constitue une « plante verte » toute le reste de l'année.

Le père de ce professeur -les chinois vivent à plusieurs générations sous le même toit- s'est vanté d'avoir fait la guerre du Vietnam, côté vietcong. C'était la première fois que je rencontrais une personne ayant participé à ce conflit dont les images terribles ont marqué mon enfance. Il s'amusait beaucoup de ce que je sache parler et lire le chinois et restait sceptique sur l'enseignement que j'ai reçu en langue classique : pour lui ce n'était pas possible que je lise le chinois ancien et il cherchait dans le livre que j'avais sorti de mon sac des passages où je buterais. Il les trouva sans peine, il riait. Le rire chinois est si complexe.

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(Photo: x)

Dimanche. J'étais seul au petit déjeuner, contre la vitre trempée de soleil et de poussière du bar de l'auberge, ouvert sur la ruelle. Mon enthousiasme était à plat. Le projet initial était d'aller en vélo au pont Marco Polo, que je n'avais -que je n'ai- encore jamais vu. Je regardais fumer le thé en pensant que faire trois heures de bicyclette pour aller voir un pont n'était vraiment pas une bonne idée. Autant d'efforts pour un pont de pierre était disproportionné. Un édifice de pierre prétend figer le temps qui est pour les chinois naturellement fluide. Cyclique. C'est pourquoi l'édifice chinois est conçu meuble et éphémère: bois, tuiles, torchis, terre. Il va à la pluie, au torrent, à la boue et seul reste le souvenir et son poème. Le métal lui-même est l'élément du jeune yin, c'est à dire quelque chose de très dur mais qui annonce l'eau. Rigide n'est pas sa qualité car ce n'est pas une qualité dans la durée. Selon la tradition chinoise le caractère du métal est d'être ductile. Le métal c'est ce qui va fondre.

Il n'y a pas beaucoup de « vieilles pierres » dans ce monde là, en dehors de celles qui ont roulé dans les cataractes, que le soleil ou la terre ont cuites ou que le vent a polies. Le patrimoine, en Chine, c'est les caractères. C'est l'évocation. Les textes. Un chuchotement à l'oreille. La mémoire. C'est l'écriture, même sur une Ferrari, qui porte les traces du passé: le caractère jin sur une plaque d'immatriculation de la province du Shanxi, car c'est le nom ancien, très ancien, de la province. Au Japon comme partout dans le monde, sur un appareil photo Canon, c'est à dire Kannon, le nom japonais de Avalokitesvara, boddhisatva indien de la miséricorde, qui changea de sexe pour devenir Guanyin, la figure la plus vénérée en Chine, déesse de la compassion qui regarde et qui entend la souffrance d'autrui, figure majeure du Mahayana, bouddhisme du Grand Véhicule.

En Chine le passé est meuble, de sable, de lœss, la terre jaune. De feu, on a beaucoup brûlé. De pluie, on laisse pourrir et dériver. De vent. D'encre. Souple, cela peut durer, telle la rivière sinueuse qui est sûre d'arriver à la mer.

Le passé se réécrit chaque jour, comme la Préface au pavillon des orchidées, calligraphie de Wang Xizhi, au 3° siècle, que l'on dit sublime, perdue depuis longtemps mais dont le témoignage est assez éloquent et que des chinois recherchent inlassablement sur le papier qu'ils caressent de leur pinceau. Pas de patrimoine matériel, tout est derrière l'horizon.

Le passé est immédiat, il se trace sur le trottoir avec de l'eau comme le font de nombreux calligraphes opiniâtres et sans papier. Des caractères aussitôt dissous dans l'air épais. L'art éphémère, comme le feu d'artifice.

Le passé est dans les chinois. Le passé est vivant. C'est maintenant. Qui comprend Confucius sait que l'âge d'or est tout aussi bien devant nous. Dans l'instant présent. La fleur d'or. Un cycle.

Non, je n'irai pas au pont Marco Polo.

Deux semaines plus tôt, je m'étais rendu dans les Collines Parfumées, au nord ouest de Pékin, au temple des nuages d'émeraude, Biyunsi. Là-bas j'avais rencontré mademoiselle Chen, une surveillante de la salle des Bodhisattvas. Étudiante en anglais, famille pauvre, c'est pour cette raison qu'elle travaille l'été. Elle me dit habiter « par là, de l'autre côté des collines », sa main vague levée vers les forêts qui cachent son village... Elle parlait comme un poème de Jia Dao, dynastie Tang : « ...enfoui dans la brume, je ne sais pas où. »

Tout en discutant, j'avais noté sur son tabouret le livre qu'elle était en train de lire pour occuper ses heures dans un temple peu visité en été: Jane Eyre. Quelques jours plus tard dans une boutique, par hasard sous des doigts de sourcier, j'avais trouvé un DVD du film éponyme. Je l'avais acheté pour elle, pensant lui faire parvenir par la poste. Voilà un projet plus excitant que d'aller au pont Marco Polo: retourner au temple remettre le DVD à Mademoiselle Chen en mains propres.

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(Chen, salle des boddhisatvas. Photo FP)

C'est sûr : c'est aussi trois heures de vélo aller. Mais le terme est assez improbable pour rester chinois et ainsi prometteur. Chen était-elle là-bas? C'était un état superposé de il y a et il n'y a pas. La négation elle même tient une belle promesse. En chinois, avenir se dit weilai: ce qui n'est pas encore advenu. Imprévisible.

 

Peu après dix heures. Je pédalais mollement. L'auberge est toute proche de l'axe du dragon, orienté sud-nord, qui coupe Pékin en deux par son centre: la cité Interdite. Depuis la rue Nanluogu, à l'est, il me fallait traverser l'axe au niveau de la rue Di'anmen wai, pour me rendre à l'ouest, longer les lacs en remontant le courant. Il y a une série de lacs artificiels dans Pékin, creusés sous la dynastie Ming et disposés selon les règles du fengshui, c'est à dire en s'écoulant du nord-ouest vers le sud-est, et qui forment un arc tangent à l'axe du dragon. Le nord-ouest géomantique: jinshui, « Eaux d'or », métal-eau : fusion.

En longeant le canal qui relie le lac de l'ouest au lac Houhai, je me suis arrêté écouter une jeune flûtiste, 13 ans, qui emplissait la ramure des saules de ses sons élégiaques. Elle avait posé sa partition sur le dessus de la grille qui fait office de garde-fou, en équilibre fragile, prête à tomber dans l'eau croupie du canal. Les chinois sont méticuleux et calmes : la partition ne tombera pas dans l'eau, c'est tout...

 

Manifestement, je n'avais guère envie d'avancer. Je quittai le quartier des lacs bien plus tard que « prévu ». L'avenue Huayuan maintenant. Ligne droite, parallèle à l'axe du dragon. La Chine capitaliste, administrations, hôtels de standing, banques, facs, immeubles de bureaux. Architecture médiocre, nouvelle révolution culturelle: détruire le vieux Pékin. Une guerre silencieuse entre une tradition qui a pourtant sa place dans ce monde et une entreprise d'éradication du passé. Les promoteurs taiwanais, hongkongais et chinois sont devenus les nouveaux gardes rouges, ceux qui veulent faire table rase du passé.

Sur l'avenue, grosse circulation, mais la piste cyclable est large et ombragée, relief fragile d'un autre temps, d'un autre rythme.

Interminable ligne droite. Einstein dit que dans l'univers, le chemin le plus court d'un point à un autre est la courbe géodésique. Mais dans ce monde mercantile et médiocre, ça reste la ligne droite, sans surprise, celle que les chinois tiennent pour le chemin des imbéciles, des esprits malfaisants. Pourquoi alors autant de lignes droites dans le Pékin ancien ? Parce qu'autrefois il y avait les « murs aux neuf dragons », jiu long bi, barrant la route, cachant l'essentiel à la vue. Et qui ménageaient le changement de direction, la surprise. Tout ce qui est chinois est retenu derrière un mur.

Aujourd'hui, ces murs ont été déplacés ou rasés pour ne pas gêner le chemin des nouveaux imbéciles malfaisants : les automobiles.

Tout en haut de l'avenue, face à une barre d'immeubles, prendre à gauche, vers l'ouest. Autre ligne droite dans la succession des facs, tours, banques, Deutsche Bank et enfin sur la droite en biais, une vieille rue arborée, inattendue, anachronique, le signal de la libération. A partir de là, la route est ondoyante, traverse des quartiers plus populaires. Passer le long du palais d'été, passer derrière le palais d'été, franchir la rivière par le pont de métal branlant, prendre à gauche vers un village grouillant, ses mares étales de la dernière pluie, reflet du ciel au milieu des ordures, l'eau dont on est sûr qu'elle ne revendique jamais le haut du pavé et toujours donne la vie et « séjourne aux lieux dont chacun se détourne » dit Laozi. Le village où enfin j'ai envie de m'arrêter boire un coup et avaler deux trois baozi. Le petit garçon qui me regardait parler avec son père, petit garçon aux yeux si bridés qu'on eût dit la jonction entre le ciel et la terre. Puis les effluves de campagne, les vergers, la rue qui devient route, les peupliers de chaque côté, les bois sombres ou les cultures maraîchères, contourner la colline.

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(En route vers le Biyunsi, derrière le palais d'été. Photo FP)

A midi, arrêt dans un verger où se tapit un restaurant façon paillote, qui se signale dans la verdure par son mobilier de plastique rose Barbie. Halte réparatrice, déjeuner épicé, bière, cigarette, serveuses bavardes, calme du site. Vague rumeur du cinquième périphérique.

Vers quatorze heures, après avoir grimpé la côte du village qui semble à mille kilomètres de Pékin, l'arrivée, enfin. J'ai délivré mes fesses de la torture de la selle. Vélo garé au fond du grand parking, contre la guitoune du gardien qui promet d'en prendre soin. Cette rue en pente ne ressemble en rien à ce qu'on connaît de Pékin. Parce que le goudron s'est épuisé et les pieds glissent sur la douceur de ses dalles de granit. Parce qu'elle est une rue montagnarde où l'on s'essouffle, où le temps ralentit, où l'on pousse son vélo en marchant sans hâte. Où les baozi sont délicieux, les pauses gourmandes chez les marchands d'épices ou de confiseries, graines natures ou grillées. Pauses amusées dans la librairie qui expose les livres en vrac sur le sol sous les portraits de Mao, Engels, Staline ou Marx, bavardes chez les commerçants souriants et bon marché (il y a peu de touristes occidentaux ici). On rêve au devin caché au fond d'une cour, et le cœur bat au rythme des psalmodies bouddhistes diffusées en boucle: le mantra de Guanyin, liu zi da ming zhou, « Om mani padme hum », six caractères répétés à l'infini sans jamais que l'on vienne à ressentir la moindre lassitude, et le Sûtra du Cœur, Guanyin également, 260 caractères, le tout psalmodié dans une musique "universelle", c'est à dire occidentale. Si ces flûtes et ces cordes sont a-priori sirupeuses, new-age, elles demeurent aériennes, voluptueuses, légères et souples comme l'encens, en lévitation: la musique est emportée, sublimée par la grâce du mantra. La force de cette langue, de ces langues qui gravitent autour le l'Himalaya.

Par la porte monumentale, entrer dans le parc boisé qui descend des collines parfumées. Après quelques centaines de mètres, on entre dans le temple. Ici, la porte d'entrée mérite bien son nom de shanmen, « Porte de la montagne », nom traditionnel de l'entrée des temples. Le Biyunsi est adossé sur la montagne, flanc ouest, tourné vers le levant.

Celui-là plus encore que les autres, ne se dévoile jamais complètement. Il est tout en écrans de pierre ou de verdure, tapi sous la ramure, traversé de vallons profonds, mystérieux et odorants. Il s'ouvre de page en page comme un album de contes, en étapes lentes, succession de pavillons alignés ou parallèles, espaces confinés ou esplanades spacieuses. Il grimpe la montagne -plus de 300 marches jusqu'à la dernière terrasse- il se feuillette étage par étage, degrés après degrés, comme on passerait par les neuf cieux mythologiques. Lieu apparemment aussi incohérent qu'un rêve, aussi synchrone qu'un rêve. On l'explore comme on respire, accessions difficiles et paliers reposants. Chaque strate retenue derrière un haut mur, on accède à chacune d'elles par un escalier frontal ou latéral, et pour la dernière par un boyau sombre au cœur de la pierre -la noirceur du marbre blanc- jusqu'à la dernière terrasse où se dressent neuf stûpas et leur coiffe de métal avec la ronde des trigrammes. Ils sont élancés très haut au dessus des arbres, ornés sur leur base de portraits de divinités au visage infiniment doux, sculptures en ronde bosse qui appellent les caresses, une influence grecque oubliée. Et même là, au-dessus de la futaie, il n'y a pas de vue d'ensemble du temple. La végétation masque la plupart des édifices, tout juste reste-t-il une fente longitudinale qui laisse entrevoir le toit des principaux bâtiments. Un temple jardin.

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(Biyunsi. Photo FP)

Le Biyunsi se distingue par son site, exceptionnel. Cette disposition en degrés rend cet ensemble plus céleste encore que les autres. Comme dans chaque temple, on trouve les pavillons de la cloche et du tambour, sur un axe est-ouest. Si la cosmologie doit placer le tambour (bois, printemps, yang) à l'est et la cloche (métal, automne, yin) à l'ouest, cette disposition est inversée dans les temples : car si le bois, élément du printemps, donc de l'est, est placé à l'ouest, c'est parce que la grande ourse se trouve dans le ciel de l'ouest au printemps et dans celui de l'est à l'automne. Ces édifices marquent donc une disposition céleste et non plus terrestre. Un temple est dédié au ciel.

Le Biyunsi étale jardins et arboretums, pins et cyprès ancestraux soutenus par des béquilles. L'un d'eux, le sandaishu (l'arbre aux trois temps) a été greffé deux fois de suite et aujourd'hui encore il pousse un mélia de son cœur. Les arbres: monuments historiques soignés par les chinois car ils ont la force du vivant. Particulièrement les arbres foudroyés : ils ont reçu un signe du ciel. C'est aussi un lieu de sonorités: on peut, pour quelques yuans, faire résonner un bol tibétain géant, faire sonner la cloche au pavillon éponyme. Et le silence qui vibre avec les oiseaux invisibles aux sonorités allogènes et la scansion des grillons pékinois.

Sur son flanc nord, à l'écart et dans l'ombre de la ramure, une source d'eau claire qui sourd d'un jardin de rocaille élancé sur la pente, où quelques pavillons décatis attendent un ermite, même pour quelques secondes. Des pavillons qu'on appelle les « lieux enchantés pour écouter le murmure de l'eau », comme ailleurs existe des « pavillons pour écouter la pluie sur l'étang et les lotus ». Les escaliers qui y mènent sont discrets sous les feuilles mortes. Les rochers formant cette montagne miniature viennent du lac Taihu, à 1500 kilomètres d'ici. La source vient s'apaiser en constituant un bassin d'eau limpide à l'ombre des cyprès, qui nous plonge dans sa transparence, le regard suivant les lentes carpes coï. 

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(Biyunsi, photo FP)

Pour le reste, il est moins pénétrant, moins animé que le monastère des Nuages blancs ou le Temple des Lamas. Il sent moins l'encens et dans les salles les statues sont souvent médiocres, leurs couleurs criardes s'accommodent mal de la poussière. Toutefois, il y a deux lieux remarquables. Le bassin des poissons rouges en est un. C'est un espace important que l'on trouve partout en Chine, de la cité interdite aux jardins de Suzhou, dans de nombreux temples et jusque dans les restaurants. Mais dans ce temple-ci, encadré par une balustrade de marbre usée, le bassin a un quelque chose de plus que je ne saurais dire, un mouvement des poissons qu'on ne voit nulle part ailleurs. En cet endroit, la ramure s'est écartée et le ciel se dépose sur la surface de l'eau. On ne sait plus quelle est la gravité des poissons et leurs mouvements gracieux ressemblent à des constellations. Il y a une harmonie, un mouvement qui nous échappe, une réponse à décrypter pour peu qu'on aie la question. Dans la boutique qui se trouve juste à côté on peut acheter des daphnies pour « nourrir le vivre », yangsheng, c'est à dire donner aux poissons comme on donnerait à l'univers entier. Donner aux poissons parce que nous sommes aussi poissons.

Le poisson rouge, cyprin, est nommé jinyu en chinois : le poisson doré. Au delà du rouge manifeste, on peut percevoir des reflets métalliques, dorés, comme une poudre d'or sur les écailles. Éclat furtif. Parce que c'est difficile à voir et doré, parce que ce n'est pas aveuglant, parce que cela apparaît avec la patience, avec le temps, c'est évident pour les chinois.

Et cette poudre d'or annonce son pendant dans le temple : la salle des Arhats. On y pénètre par un vestibule qui plonge le visiteur dans une atmosphère de clair-obscur. Elle est est en forme de croix (le caractère tian, les champs, la terre) où sont alignées de chaque côté des statues en bois recouvertes de feuilles d'or. Toutes dominent le visiteur, hautes et massives. Autant de sages au visage énigmatique, mélange de terreur et de grâce, ridicules et savants, drôles ou terrifiants, sagesse ou koans abrupts. Il n'y en a pas deux identiques. Le cheminement est tellement symétrique, répétitif, qu'on perd vite la certitude de sa propre position. Après quelques minutes passées à déambuler parmi les cinq cent huit statues dans la pénombre, à droite, à gauche deux fois, à droite et encore deux fois à gauche et ainsi de suite, on ne sait plus par laquelle des quatre portes nous sommes entrés. Les quatre directions cardinales ont fusionné. La répartition n'a plus de sens, à la manière des jardins chinois où l'on finit par perdre la notion « d'intérieur-extérieur ». De même que tous ces arhats vont et viennent entre réel et imaginaire, histoire et légende (la statue qui porte le numéro 444 est la représentation de l'empereur Qianlong.) Peu importe que tel ou tel ait existé réellement ou pas. Dès lors qu'une chose a du sens, elle est vraie pour les chinois et sa « vérité » historique est quantité négligeable. Le calendrier chinois en est l'exemple majeur : il tisse une continuité entre mythologie et Histoire. L'histoire de Chine commence par une dynastie « semi-légendaire » où s'empoignent depuis longtemps mythes et archéologie scientifique bredouille.

Statues dorées. En aucune manière éblouissantes. Tanizaki Junichiro écrivait en 1933 : « C'est là que j'ai su pour la première fois les raisons qui ont fait que les anciens couvraient d'or les statues de leurs bouddhas. » Il n'évoquait pas le Biyunsi, c'est un « là » non pointé sur une carte, un comme il y en a des centaines, des milliers dans le monde chinois dont le Japon fait partie. Il parle de l'or tel qu'on l'aime de ce côté-ci de la muraille. L'or a des propriétés réfléchissantes qui lui permet de lancer des reflets dans la pénombre, des reflets subtils et fugaces. En Asie, on préfère l'ombre à la lumière éclatante de la Grèce. L'or scintille doucement dans l'ombre, dans les autels obscurs, comme dans les Toko no ma des maisons japonaises. L'or est pérenne, ne rouille pas, il porte en lui la permanence du yang, lumière intérieure, lumière discrète qui sait se cacher dans l'obscurité et se retient d'éblouir. Ce n'est pas l'or de la place Stanislas ou de Versailles, c'est l'or patiné et soyeux que le bois retient, que la nuit fait durer, respirer. L'or des temples chinois, c'est l'éclat cendré de la lune et non celui du Roi-soleil. La salle des arhats est un labyrinthe où même la lumière s'égare, s'épuise entre les pâles treillis voilés à la limite du toit et le dos secret des statues. Lumière et pénombre partagent la même douceur. Les photos sont interdites dans cette salle: l'essentiel est invisible.

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(Biyunsi, salle des Arhats, photo FP)

En été, les visiteurs sont rares. Dans le pavillon des bodhisattvas, j'ai salué la gardienne, scrutai l'espace de la salle : Chen n'était pas là.

Au sommet, sur la terrasse à laquelle on accède par un escalier dans un tunnel, la vue est superbe. On plane au-dessus de la futaie. Les forêts de pins sur les pentes de la montagne. Ex-voto rouges avec des caractères dorés accrochés aux branches qui tremblent dans la brise et témoignent de présences, de foi et de la vie chinoise. Et de l'autre côté, loin en bas de la pente, la brume douce qui cache Pékin. Ici l'altitude, modeste, semble juste. Dans le contre-jour à l'ouest se découpe le téléphérique qui monte au sommet des pics.

Retour dans la salle des bodhisattvas. La gardienne me dit que Chen n'est jamais là le dimanche, c'est son jour de congé. Elle a pris le DVD et promis de le lui transmettre. Longue conversation. Départ.

Sorti du temple, sur la grande place au parking désert, j'ai acheté une boisson. Assis sur une marche contre un mur, sur le trottoir ; être là, ne pas montrer qu'on est perdu, sans rien à faire. Le soleil était revenu. Hésitant, faisant les cent pas sur le trottoir comme les cercles du requin, un homme est venu se présenter. Il avait compris que je parlais la langue. Il était venu me dire être ingénieur en astronautique et travailler sur le lanceur « Longue Marche » (Changzheng) et le programme spatial chinois. Et moi je ne suis qu'un simple enseignant. Il était juste fier, sans frimer, une revanche agréable sur un occidental.

Redescendre des collines parfumées en vélo, c'est très agréable. Trois ou quatre kilomètres sans un effort, une sorte de ski assis et au chaud. Trop court comme frisson. Il reste ensuite une vingtaine de kilomètres à plat.

Trajet retour, soleil dans le dos, déclinant, lumière dorée.

Vers dix-huit heures, je venais juste de dépasser la fac. Plus loin, devant les réservoirs de gaz, tourner vers le sud pour cette interminable ligne droite qui file vers le centre, la maudite avenue qui change plusieurs fois de nom sans pour autant tromper l'ennui de ce trait trop monotone. On s'y engage dans un soupir, las dès les premiers mètres. Il était temps de faire une pause. Une pause surprise dans un restaurant musulman où je dînais souvent pendant le stage. Surprise car son personnel et moi pensions ne jamais nous revoir. Oui, nous étions heureux de ce retour imprévu. Ils viennent du Xinjiang, les déserts de Chine, et moi du lointain occident. Notre rencontre a le goût de l'improbable.

Je préférai m’installer à une table sur le trottoir, ayant pris l'habitude de réserver l’intérieur, toujours très bruyant en Chine, pour les jours de pluie. Le serveur prit la commande et disparut en cuisine. Derrière, trois hommes terminaient leur repas. M'ayant entendu parler chinois, ils engagèrent le conversation, tendant alcool de sorgho à 56 degrés et cigarettes.

« En France, il y a beaucoup de belles femmes! » clamèrent-ils. Croyant leur faire plaisir je répondis que je trouvais les chinoises très belles aussi. Ils pouffèrent grossièrement et bruyamment, affirmant que les chinoises ne sont que des pouffiasses mal fagotées et que je disais n'importe quoi.

C'est une chose qui choque toujours mes élèves lorsque je leur dis que, en Chine, il n'y a pas de débat. En apparence tout du moins. Si on répondait à ces trois chinois qu'ils avaient tort, on leur ferait perdre la face. A force de traîner en Chine, c'est à dire d'explorer le lien entre les chinois et leurs livres, leur écriture, on finit par perdre cette tentation empressée qui est la nôtre de vouloir persuader. On perd la prétention d'avoir raison. Nous n'avions rien à dire sur ces généralités et ce qui revenait à ma mémoire à ce moment là, c'était les mots d'une femme à Nancy, il y a longtemps, après mon silence, mon refus de participer à un « échange » de la guerre des sexes entre elles et trois garçons. Des mots en guise de coda après que l'escouade mâle a eu fini par la faire taire: « Mais je note que toi tu n'as rien dit, et je m'en souviendrai... », ses yeux dans les miens. Ses mots appelaient la mémoire, la durée. Le potentiel de mutation. Un « je » qui appelle à devenir « tu ». Une phrase pleine du WU chinois qui se cache dans chaque phrase : la négation toujours temporaire, le temps qui porte le changement à venir. Elle appelle à déserter le « débat » qui est déjà clos depuis des siècles. Les garçons pensaient avoir raison alors qu'elle s'était simplement tue, enfouie dans le monde serein du silence. Trop souvent, la raison discursive ne se résume plus qu'à « faire taire », la raison ne voit rien au delà du mur où elle s'est enfermée. La raison tient le silence de l'autre comme sa victoire : elle ne sait rien du silence, ni du temps. La raison est le prédateur sous-marin et nous pouvons devenir les poissons volants s'échappant par-dessus la surface...

Bref, les trois chinois m'ont vite fatigué. Surtout que d’un cliché à l’autre, ça a glissé vite fait sur " le développement économique de la Chine ", et autres récitations du renmin ribao auxquelles il ne manque plus que le salut aux couleurs. Mais parfois, la dictature chinoise au quotidien est bien décontractée. Elle plaisante facilement, est généreuse en alcool et généreuse tout court, gaie et enjouée, et elle s’est finalement levée, elle m’a salué et elle s’en est allée en s’engouffrant dans la voiture après avoir payé sa note. Trois vies dont je ne sais rien finalement.

Lorsque mon dîner fut terminé, je suis entré au bar payer ma note et aller aux toilettes. Le serveur m'emmena dans une arrière-cour sordide. Toilettes à l'odeur âcre, infectes. Comme d'hab'. Pourquoi faisons nous semblant en occident d'avoir des toilettes propres et lustrées? Pour les chinois tout est bien plus simple : ce qui est pur est pur, ce qui est sale est sale ! Il existe une déesse des latrines, des haïkus qui vantent la crotte, des rituels scatologiques dans le taoïsme ou le bouddhisme -s'il faut être purifié, il convient d'être d'abord sale, sali, et il vaut mieux la merde que tuer- et des moines hindouistes boivent une verre de leur propre urine chaque matin. Ce genre de toilettes chinoises sans chasse d'eau, c'est une telle horreur qu'on craint d'y tomber parce qu'on s'y sent happé. Mais la déesse nous dit : « N'aie pas peur, je vais te purifier! ». En Chine, les toilettes c'est gore, brutal, parfois sans verrou, parfois même sans porte, voire sans cloisons. C'est une orgie à l'envers, du derrière. Enchantée par une déesse.

Le moment de partir. J'ai photographié l'équipe à côté du bar, la patronne derrière la caisse. Calligraphies arabes sur le mur, calots blancs sur la tête, et eux qui posent comme s'ils voulaient faire de cette photo-souvenir une photo de Mapplethorpe. Sur les étagères derrière le bar, des flacons d'alcool de riz ou de sorgho : héritage de l'invasion mongole, la tolérance religieuse. Dans cet établissement musulman on vend de l'alcool car sa consommation n'est pas interdite à tous.

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(Le personnel du restaurant musulman. Photo FP)

Enfourcher à nouveau la selle. Il faut bien la descendre cette avenue. L'heure bleue. Toute cette architecture médiocre allume ses feux de noël kitsch. Néons qui ne ressemblent guère à la Chine. Bizarrement, la Chine du jour est plus proche de la Chine qui nourrit l'envie de voyage, plus proche de la Chine dont le sang est d'encre, la Chine avant que Mc Donald's ne décide de la rendre « propre ». Une ville grise, toute grise car la couleur n'est pas une décoration mais un système de symboles. Grise parce que la couleur est pliée derrière, grise parce qu'il y a la poussière, le vent de sable et de charbon. Le touriste dit « La Chine c'est sale ». Non, elle n'est pas sale, elle est mate. Elle n'est pas de cristal mais de jade, translucide mais impénétrable à la vue. Ce monde antique et permanent porte un voile sur lui, pelage d'une jument, drapé doré dans l'obscurité des temples, imperceptible scintillement d'un bas se soie ou de lycra, le dessous jaune dont parle l'hexagramme Kun. Mais de nos jours la ville se pare le soir d'un cauchemar électrique de flasques tortillons flashy, de bavardises clinquantes multicolores, arbres-guirlandes Las Vegas et même les échangeurs autoroutiers deviennent des graphismes fluo. On compatit avec SU Dongpo lorsqu'il se lamente, ivre : « Quand aurais-je la pleine lune? demandai-je au ciel d'azur le verre à la main... ». En vérité, on vit très bien dans cette ambiance, parce qu'on aime être ici et parce qu'on peut regarder ailleurs. Mais on comprend que Arthur Waley ait toujours refusé de se rendre en Chine. Il savait le sable balayé et la nuit éblouie. Les couleurs sans grâce et le gris coloré, « colorisé » comme on le fait avec les films noir-et-blanc. « Colorisé » comme on massacre une langue pour en faire une novlangue. Il y a un gros écart entre le rouge hong des drapeaux et banderoles chinoises et le rouge chi des vieilles portes, des colonnes décaties des palais et des temples, ce rouge sang avec tout ce qu'il faut de métal pour luire dans l'ombre. Ce rouge de rouille nuancé et variable, sombre, gouleyant, parcouru de veines, des fêlures et de la respiration du bois. Waley n'est pas allé en Chine car les gardes rouges avaient tenté de peindre la Chine en rouge drapeau, et ne laissaient plus laisser les esprits divaguer à imaginer la couleur du cinabre. Aujourd'hui le rouge est propre et une profession recrute fort en Chine: balayeur (technicien de surface, en novlangue). C'est presque touchant : mille audits furent effectués en vue des jeux olympiques pour connaître la vision que les occidentaux avaient de la Chine : manque de discipline quand on fait la queue, crachats, hygiène des toilettes et la saleté arrivèrent en tête des reproches. Maintenant on investit beaucoup pour corriger ses « défauts ». La Chine que l'on dit menaçante reste ce qu'elle a toujours été : accueillante. Mais les balais ont pris des formes gargantuesques, les balais sont au service d'un espace bétonné, excessif. Où est passée la ville de Jinyang où vivait Wang Zhihuan au 8° siècle ? Aujourd'hui, elle est devenue Taiyuan, capitale du Shanxi, au cœur du plateau de lœss, et au bas des gratte-ciel les balayeurs s'empressent d'effacer cette patine chinoise déposée par le vent jaune.

Il faisait nuit lorsque j'aperçus enfin le passage perpendiculaire du premier périphérique, annonçant la fin du calvaire. Cette autoroute emprunte le tracé de l'enceinte aujourd'hui détruite qui enchâssait la ville mongole, le centre de Pékin. Le soulagement s'accompagnait du rythme de la musique qui sortait peu à peu du vacarme urbain, les percussions de la danse aux éventails. Enfin ! Depuis un mois que je parcourais la ville le soir et les weekends, le hasard qui est le seul guide vers ce type d'évènement m'en avait jusqu'alors privé. La danse aux éventails: une tradition rigoureusement populaire, ni affiches, ni salles dédiées, ni stars, simplement des chinois qui se regroupent dans la rue, souvent sous les ponts autoroutiers, avec un orchestre de percussions, masculin, et des femmes âgées qui dansent au pas, en deux rangs, aller-retour, majorettes chinoises, en agitant foulards et éventails.  La musique est surprenante, polyrythmique, une transe torride loin de ce qu'on connaît de pentatonique, une façon de techno sans électronique. Tambours (bois, Yang) et cymbales (métal, Yin). C'était la surprise de ce soir. Là, telle une récompense à la performance cycliste, à cinquante mètres du dernier feu rouge, le spectacle battait son plein, foule et bruit. Vélo posé, j'écoutais et assistais à la fête inattendue.

A la pause, j'ai demandé aux percussionnistes quelle était l'origine de cette tradition. Ils n'en savaient rien et cela ne gâchait en rien leur bonheur. Notant mon intérêt pour la chose, une mémé plaça son foulard rouge et son éventail dans les mains, m'entraîna par la manche du T-shirt vers une femme d'une quarantaine d'années pour que celle-ci m'apprenne les pas.

Lorsque le groupe se remit en place, je fus placé à la queue, avec les débutantes et les enfants. J'ai dansé avec les mémés. Dans la chaleur épaisse. Les yeux rivés sur la meneuse. Le public autour de nous: hilare ! Un homme, « jeune », long-nez, qui danse la danse des vieilles femmes chinoises! J'étais aux anges. Si on vient en Chine, n'est-ce pas pour changer de langue, de personne, de sexe ? On change même de nom. Et là au moins j'étais risible. « Si on ne riait pas de la voie, la voie ne serait pas la voie ». J'étais risible et c'est là une position plus enthousiasmante que celle du mâle rhéteur qui « discute de choses sérieuses » comme le veut l'usage. Risible, et l'envie d'écrire cela comme l'annonçait Grace Paley: « De sexe féminin l'écrivaine a le devoir d'être une femme. De sexe masculin, l'écrivain a le devoir d'être une femme. » Le dadaïsme des Mothers of Invention. Il ne me manquait plus que la tenue complète des majorettes pour être débarrassé définitivement du carcan cérébral. Cet abandon dans la transe des chinoises apparait plus juste que de faire briller la tête à persuader tout un chacun de l'intelligence extrême de ses analyses économiques. Danser est éphémère. Un slow, un rock, quelques minutes seulement. C'est la richesse de l'émotion féminine comme celle de la musique de Frank Zappa, déguisé en mamie sur une pochette d'album: coller les rythmes, les riffs, les thèmes, en une succession brève pour les jeter aussitôt. Pour lui, le rock, le blues, les tubes ne durent que quelques instants d'extase avant d'être froissés par la mélancolie ou le doute. Chez Zappa la transe est vite filée comme un bas. Musique comme parures changeantes, maquillage, modes et parfums, ce qui ne dure pas, ce qui est un souffle. Zappa enfile sa musique dans la durée d'un parfum qui s'évente. C'est une façon si élégante, si féminine, d'avoir les boules, une tristesse enjouée, musique comme le rouge à lèvres et cette façon riante d'être triste. Cosmétique: lié au cosmos. Une musique qui a la durée d'un frisson, celle d'un tissu à 15 deniers, vite filé. Collant filé, une tristesse qui se porte légèrement, un simple signe dans la maille, dans les méridiens; présage d'une chose plus grave.

Fin de la danse. Nous étions en sueur, détendus. La vieille femme me fit cadeau du foulard lorsque je lui rendis ses accessoires. Elle riait. J'ai remercié celle qui m'enseigna les pas. Elle dit : « Si ça vous a plu, revenez demain soir, ici, à huit heures! » J'étais invité. Le groupe s'est dispersé en quelques secondes.

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(La danse aux éventails, en bas de l'avenue Huayuan. photo FP)

Retour sur la bicyclette. Arrêt au feu face au large pont qui supporte le premier périphérique, à quelques mètres du lieu de la fête évanouie. En sueur et encore essoufflé. Il était 21 heures. Long, très long feu rouge. Je pensais à cette journée, agréable, c’est sûr. Mais la venue du soir amenait comme un goût de Cendrillon. Est-ce qu'il va venir ? Le soir comme un tic-tac, se coucher triste, encore une journée sans lui, sans la promesse, sans la merveille… Aller et venir dans Pékin, tenter sa chance, mais malgré le désir rien d'un miracle n'est venu.

La félicité ne dure jamais très longtemps. C'est le claquement sec du fouet, du tambour, le yang vite repris par la nuit qui l'a enfanté, le protège, le délimite. La fête éphémère passée, la tristesse tombait sur la ville. J.P.Kaufmann déclarait un jour à la radio que pour vraiment apprécier un pays, il est nécessaire de s'y être ennuyé. J'ai appris à aimer la muraille de Chine après l'avoir d'abord détestée. Ou alors c'est la mélancolie qui fait naître quelqu'un en Chine. Si l'on prend le nom de Laozi, c'est à dire un cycle vieillesse (lao)-enfance (zi), ceci annonce bien que nous naissons d'une flétrissure, de l'automne. Tous ces emblèmes qui nous entourent en Chine, les caractères, ont le génie de la mémoire. En ce sens ils nous conduisent à revivre le passé. Ils nous disent que le jour de notre naissance nous avions l'âge du monde, vieux et flétri, et que nous lui redonnions les traits de la jeunesse. Chaque nouveau-né a l'âge du ciel et des étoiles qui n'en peuvent plus de vieillir et placent leur espoir en nous. C'est pourquoi tout est discret en Chine, un sous-vêtement doré, sinon les caractères « qui luisent des seules lueurs projetées par le lecteur », sans éclat, nous conduiraient à la folie de la mémoire. Discret, retenu, le sens se délivre avec lenteur. Le sinogramme est un talisman.

Feu rouge. Après les percussions, le monde semblait retourné au chaos urbain. La nuit rangeait cette journée au placard de la banalité, des dossiers classés. Une grande tristesse planait. Il n'y a rien de surprenant à sombrer soudainement dans le cafard ; c'est un signe annonciateur. Une co-ïncidence. Un point sur un réseau invisible. Là, une grande tristesse sans que rien ne la justifie. Rien à expliquer, il faut devenir lecteur.

Le feu passa au vert. Entraîné dans la mêlée des vélos et scooters, type de scène qui disparaît peu-à-peu de ce qui fut autrefois le pays du vélo, je suis passé sous le viaduc du périphérique, tourné à gauche pour longer l'autoroute urbaine sur deux ou trois cents mètres et m'engager dans une petite ruelle à droite. C’est un trajet que je peux faire les yeux fermés. Escale dans une minuscule boutique (il faut se baisser pour passer la porte) pour acheter une boisson fraîche et des cigarettes, parler avec le petit vieux. Parcouru ensuite les quarante ou cinquante mètres jusqu’au virage devant le lac de l’Ouest, le premier dans le sens de l'écoulement, le nord-ouest du croissant que forment la série des lacs. Bordé de saules, sombre et silencieux. Sentiment d’avoir quitté la ville. C'est là que je me posai pour siroter le triste breuvage américain. Debout, le vélo entre les jambes.

Sur la rive opposée, une série de bars, restaurants et boîtes de nuit. Les basses de la techno parvenaient étouffées et les néons et guirlandes, enseignes et écrans plasma se reflétaient sur le lac, rides multicolores sur l'eau. Cela formait nettement une rive yang du lac, celle-là, de l'autre côté, active, lumineuse, torride et bruyante, et une rive yin, calme, sombre, au repos, celle où nous étions. Sous les saules quelques pêcheurs et, assises face au lac sur la margelle qui suit le contour de l'eau, deux jeunes femmes, 20-25 ans, vêtues sazhuang comme on dit aujourd'hui, le portable posé à côté d'elles, silencieuses, immobiles.

La tristesse. Tout me semblait vide dans cette journée. Le sentiment de n'avoir rien fait d'autre que tuer le temps. Tristesse, ennui. Le coca sans goût. Demain pareil. Des reflets colorés sur le lac... et alors? « Les cinq couleurs aveuglent l'œil » lit-on dans le Laozi. Le spectacle était si fade. La vue reste en deçà du mur. L'œil est ébloui. Quand bouddha plisse les yeux, le lac est noir. La vue, moins pénétrante en la mémoire que l'odorat. Le lac avait le long parfum de l'encre. Comment dans ses livres François Cheng a-t-il pu me faire goûter l'odeur de l'encre de Chine ? Comment peut-il me faire vivre une expérience que je n'ai pas vécue ? Ou que je pense n'avoir jamais vécue. D'où vient que l'odeur remonte de si loin? D'au-delà? Ce soir, le lac est illusoire à la vue et infiniment profond à l'odorat. Ce soir le lac veut bien avoir du sens.

L'écriture chinoise est née de la nuit, du réseau des étoiles. Pas de chaîne logique, une phrase chinoise forme une constellation dans l'éther, une juxtaposition de noms sans autres conjonctions que celles que l'on doit deviner. L'encre est noire, le signe est noir car c'est de la nuit étoilée que sourd sa signification, sa profondeur dans la mémoire, son sens étendu et dynamique, ramifié sur les lignes du réseau tissé où il devient le point d'acupuncture. C'est dans le noir, un noir Soulages, que le sinogramme tient son devenir en tant qu'objet mutant. La calligraphie est un négatif, le blanc du papier, plutôt grège et pâle, espace entre les signes, est l'interstice qui chuchote et étale le vide du ciel obscur. La feuille de papier et « sa noirceur secrète ». Papier couleur de lune. Bouddha plisse les yeux et peut voir le chariot dans la grande ourse et la lune dans le lac.

Les yeux plissés, ici c’était triste. Une tristesse qui était déjà ici. Parfois on ne fait que retomber au hasard dans un réseau, tel le loriot qui se pose soudain sur une branche du jardin. Quelqu’un était triste, une vaste histoire au cœur de la Chine. Ce ne pouvait être moi, je n'avais aucune raison de l'être. Cette rive du lac est lunaire, yin, le lieu qui se confond avec l'instant où l'on devient réceptif, où l'on sent ce qui sourd d'une autre personne. La permanence du yang, notre détermination, est protégée par la capacité du yin à s'ouvrir à la différence, à changer de forme. De soleil dansant, on passe par une phase de pleine lune, puis à celle de croissant réceptif. Des identités qui permutent, la hiérogamie fondamentale des êtres. Identité qui n'est jamais en Chine un principe d'exclusion comme cela semble la règle aujourd'hui: « Être un homme consiste essentiellement à ne pas être une femme ». Un soir à Nancy, un conférencier disait que notre point de vue d'occident masculin rationnel et colonial sur la « différence » est le suivant : « Je veux bien que tu sois comme moi, mais je ne veux pas être comme toi. » En Chine la différence c'est le potentiel de mutation du « je », le « Je est un autre » de Rimbaud. Le je évanescent dans les poèmes Tang, tour à tour montagne, torrent, pluie, neige, bambou, tapis de feuilles mortes, nuages ou grue en vol, lui, elle, ça. « Je » en chinois est un jeu de miroirs, de mots, de transmutations. « Je », étymologiquement : une main armée. Une arme ne se résume pas à son érection, elle se glisse aussi dans le fourreau, elle peut s'évanouir. S'Eva-nouir

Les deux jeunes filles assises. Discours récurent: " Les jeunes, ils ne pensent qu’à s’éclater "… J’étais seul et là au moins je ne risquais pas d'entendre ce genre de parole. Il aurait fallu être bien bavard et " sûr de soi " pour ne pas voir qu’elles ne s’éclataient pas le moindre du monde. Et ce mal-être emplissait tout l’espace et donnait leur nom aux saules et sa profondeur obscure au lac. Cette tristesse devenait manifeste et on pouvait la voir, comme l'annonce le Livre des Mutations : "Au milieu du jour, percevoir la grande Ourse"... Elles étaient de dos, mais on pouvait percevoir le rouge sur les yeux, l'étoile qui scintille au bord de l'iris...

L'encre chinoise. Le caractère zhi, qui signifie aujourd'hui « savoir », « connaitre », « connaissance ». Son sens premier et ancien est « percevoir ». Il contient toute une phrase: zhi zhe bu bo, bo zhe bu zhi. « Celui qui perçoit ne professe pas, celui qui professe ne perçoit pas ». Composé de la clé de la flèche et celle de la bouche, il y a bien deux moments distincts qui alternent, se balancent dans un seul caractère: lorsque l'on parle (bouche, actif : Yang) on ne sent rien; lorsqu'on perçoit (touché par une flèche. Yin) on est muet. Percevoir, être percé par une flèche. Elles étaient tristes et cela irradiait, la flèche était bien réelle. Si le caractère ming signifie « lumière », il signifie aussi «comprendre ». Là encore deux éléments : le soleil et la lune. Le soleil émet la lumière (parle, yang, actif) et la lune reçoit la lumière (flèche reçue, yin, réceptif). Comprendre : prendre avec soi ce qui n'est pas nous-même, et réfléchir comme la lune, devenir creux comme elle. Parmi les deux sens de réfléchir l'un est cartésien et l'autre chinois, lunaire, divinatoire.

L’odeur de l'encre. L'intuition ne se trompe jamais. L’une des jeunes femmes a effondré sa tête sur ses genoux et s’est mise à pleurer. Des sanglots immenses et douloureux. Son amie posa doucement son bras autour de ses épaules, sans rien lui dire ni même la regarder. Elle pleurait, pleurait, pleurait. Les pêcheurs continuaient de pêcher. Les néons continuaient de briller, et je restais immobile sur mon vélo. Tout apparemment était indifférence.

Que faire? Que lui dire ? "Demain ça ira mieux"? Comment peut-on dire "Tu iras mieux demain" dans un monde où on ne conjugue pas les verbes ? Cette parole est si inopportune. En Chine « le bien et le mal » ne sont pas des catégories. Ce qui est bien est ce qui est opportun, et mal ce qui est inopportun. On nous a appris à toujours "faire quelque chose", donc « dire quelque chose », pour être un bon chrétien. Mais les chinois ont découvert la vertu du yin. Vertu, c'est à dire cette efficacité naturelle que personne n’ordonne ni ne contraint. Vertu comme le "il" de "il pleut". Elle pleure comme il pleut…, et on n'a rien à faire car "il pleut" signifie que au bout de la pluie il y a le soleil. C'est d'ailleurs le sens graphique de yang. Consolera-t-on les nuages pour arrêter la pluie? Si l’on est assez conscient de cette vanité, alors on laisse la pluie tomber comme les sanglots. Le Laozi dit: "Wu wei wu bu wei" ("Avec le non-agir, il n’y a rien qui ne s’accomplisse") Elle pleure... elle coule...  Wuwei, « non-agir » : ne pas imposer notre action à l'action qui se déploie déjà de son propre fait, dans son propre réseau sur lequel on est décentré, sans que quiconque intervienne. Faire confiance à ce qui adviendra, à ce qui advient déjà. Ne rien imposer et laisser couler l'eau, le temps. Trouver sa juste place sur les méridiens.

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(Au bord du lac, De G. à D. Jing et Xin. Photo FP)

Je ne l’ai pas décidé, posé les mains sur le guidon, appuyé sur la pédale et suis parti. La route serpente le long du lac, dans la pénombre. Je sentais parfois les larmes des saules me fouetter le visage ou caresser les épaules. Il restait assez de pollution lumineuse pour distinguer les contours du bitume.

Franchi la rue au bout du lac, longé le canal, et suivi cette fois les contours du lac de derrière (Houhai), jusqu’à sa jonction avec le lac de Devant (Qianhai). A cet endroit, c'est Saint-Tropez au mois d’août. Une foule de touristes et de badauds. Ambiance balnéaire, succession de bars dans le bruit et la fièvre, salmigondis de musiques diverses broyées dans une absurde course aux décibels. Gyrophares, une voiture de police barrait la route. Ambiance tendue. Je pensais à ma famille restée en France. L’an passé, nous aimions tant flâner ici. Ils auraient tellement aimé être là, en cet instant. Moi j’y étais, mais pour seulement deux jours encore, et sans eux. Et cette fille qui pleurait…

En ce lieu, la lumière était prodigue. Je me suis calé devant une enseigne, sorti un cahier du sac, arraché une page et rédigé en chinois:

"Mademoiselle,



Dans cette ambiance si calme au bord du lac, j’ai entendu vos sanglots. Je ne sais pas pourquoi vous pleurez, mais c’est certainement en cet instant la chose la plus importante au monde. A Pékin il y a peut-être 11 millions d’habitants, mais c’est comme s’il n’y avait plus que vous. Je ne sais comment vous consoler, mais je peux vous assurer que pour moi, ce lac sera toujours plein de vos larmes...

Je m’en vais.."

J’ai plié le mot et l’ai mis dans le panier. Demi-tour pénible dans la foule.

Sur le trajet en sens inverse, je pédalais vite. Et si elles étaient parties? Moins de dix minutes plus tard, j’étais là-bas.

Au même endroit. Elle ne pleurait plus. J’ai posé mon vélo contre le lampadaire, pris le mot et suis passé sous les saules pour me présenter devant elles. "Bonsoir". Elles se sont levées. Leur visage sortait mal de l’obscurité.

"Voilà,… euh… Tout à l’heure, je suis passé par là en vélo, je me suis arrêté ici, juste derrière vous, pour regarder le paysage. Je suis resté dix minutes à peu près. Puis je suis parti, assez loin. J’ai écrit quelque chose et je suis revenu" Elles écoutaient, sceptiques et sûrement lasses. Ou une curiosité bien dissimulée.

"Je suis revenu pour vous donner ceci." J’ai tendu le mot à la fille, elle l’a pris et dit, la tête baissée: "Mais je ne comprends pas, je ne comprends pas.."

"Il n’y a rien à comprendre! Je peux écrire un peu de chinois et je vous ai écrit cela."

Il y flottait quelque chose d'un bruissement d'achillée et de scapulomancie, l'opportune succession du dernier trait yin au cinquième trait yang, qui le précède dans l'hexagramme Tai. Si un caractère chinois est vivant, c'est parce qu'il contient une horloge, qu'il peut être synchrone avec une diastole systole dans la poitrine d'une personne. Le caractère tai, signifie « très » ou « suprême ». Mais le temps passe et tai passe alors de « très » à « trop ». Le dernier trait du premier hexagramme annonce : « Dragons volant trop haut auront des regrets ». Mon moment était déjà passé, bref, je n’avais plus rien à faire avec elles. « Zai jian! »...

Retour sur le vélo. J’ai tourné la tête pour les regarder une dernière fois. Elles étaient de dos. L'amie a soudain tourné son visage et m’a fait un sourire radieux. Des amis de toujours, un sourire comme ça. Elle n'a pas dit un mot mais je pouvais l'entendre parler, complicité de soeurs jumelles: "J’ai compris! Tout à l’heure, quand vous étiez derrière nous, vous avez entendu ma copine pleurer et vous avez écrit un mot pour essayer de la consoler! C’est trop cool… merci pour elle!" Le papier n'était toujours pas déplié… Je lui ai souri et fait un signe de la main et me voilà parti. A peine avais-je parcouru vingt mètres que je me suis arrêté pour fouiller dans mon sac. Sortir ma montre. Il était 21 heures 35.

22 heures. Après douze heures d'absence, j'étais revenu à l'auberge. Ayant tout de même reçu une bonne décharge d’adrénaline, j'ai commandé une bière au bar de l'auberge. Et au moment où j'allais franchir la porte pour sortir, quelqu’un m’a appelé. Assis à une table, l'australien et le canadien : nous logions, avec d'autres, dans le même dortoir. Je me suis assis avec eux, ils m’ont posé deux ou trois questions sur ma journée, et ont repris leur conversation.

C’étaient deux routards, revenus séparément d’un voyage en Mongolie. Ils parlaient anglais et je ne comprenais pas tout. Il était question de quelqu’un qui coupe quelque chose avec rapidité et dextérité. Apparemment, ça les excitait beaucoup. Je buvais ma bière sans rien dire. Dans la tête: "Vous savez quoi les mecs?! Vous êtes sympas, mais vos histoires de saucissons, j’en ai vraiment rien à faire…" Je me suis levé et dit: "Sorry chaps! But I’m too tired, I’ve ridden six hours of bicycle today! I’m fuckin so tired! I leave. Have a good time!" J’ai fini ma bière dans la rue, sur le tabouret devant l'auberge et suis allé me coucher…

Sommeil impossible. Je me suis maudit… Quel con! Jouer au prince charmant, donner le mot à Cendrillon, mais sans la moindre coordonnée! Trop timide… Et elles, elles ont peut-être envie de dire quelque chose, d’écrire quelque chose, de m'envoyer une gifle: "Non mais de quoi je me mêle???" Ah ça c’est sûr: à Pékin il y a 11 millions d’habitants! Comment faire pour les retrouver maintenant?

Les heures insomniaques passaient avec lenteur et peine… Puis quelque chose d'apaisant est venu… Et personne ne m’empêchera de croire que cette pensée qui surgit soudainement ne venait pas de moi, mais d’ailleurs, d’une autre insomnie. Nous aimerions avoir cette conscience impossible qui nous ferait voir quelle existence rêvée nous menons dans l'âme d’autres personnes. Cette idée était très simple mais nous avons un problème avec ce qui est simple, évident, là, posé devant nous. Il existait un moyen particulièrement facile de nous revoir: il suffisait de nous rendre le lendemain au même endroit et à la même heure: 21 heures 35. Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment pris cette pensée au sérieux, mais elle était belle. Je me suis endormi.

Le lendemain, matin gris. Le vélo encore, mon fidèle destrier qui n’avait même pas crevé une fois! C’est vers le sud du district Chaoyang que je suis parti après le petit déjeuner. A l’opposé de mes divagations de la veille. Un itinéraire d'un peu plus d'une heure, une route que j’aime tant pour l’avoir si souvent empruntée les années passées. Le long de ce trajet, il n’y a guère de transformations: tout est déjà bétonné.

J’allais voir ZHAO Jing. Elle tenait un petit restaurant où j’avais mangé très souvent les années précédentes. Un an plus tard, elle le savait déjà, son restaurant fut rasé.

Elle m’invita à venir m’asseoir avec elle, à boire une bière et son sourire. Son mari s’effaçait toujours, nous laissait parler tous les deux. Je l’aime bien lui aussi. Il n’est pas un "mari jaloux". Harmonie chinoise : cette fille gracieuse et subtile, mère de la craquante petite Chun, dite Mimi, se soulageait assise sur un urinoir immonde sans raccord avec l'égout.

J’étais simplement venu leur dire que le lendemain soir, je viendrais passer avec eux ma dernière soirée à Pékin et que je prendrais directement le taxi pour l’aéroport. Rendez-vous pris, je suis reparti.

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(Zhao Jing et sa fille Yang Chun dite "mimi". Photo FP)

Autre tracé cycliste favori, vers l'ouest. A Chongwenmen, les destructions de ruelles continuaient. Il n'y a plus que du béton luxueux aujourd'hui.

J’ai traîné rue Liulichang pour acheter des cadeaux pour Françoise et les enfants. Puis Tiananmen pour visiter l’exposition sur les expéditions maritimes de Zheng He au quinzième siècle, et le musée de cire. Enfin, Wangfujing, librairie Xinhua.

Les larmes de cette fille continuaient de me hanter. Un prof chinois à l’université Beigongda, particulièrement amer (ancien Garde Rouge?), nous disait qu’il n’était pas question pour lui de se marier car, en Chine, les femmes "avaient le pouvoir". Il est certain que les chinoises, -en ville-, ont un aplomb remarquable et jouissent pas mal aujourd'hui de la liberté que Mao leur octroya par la Loi sur la Famille des débuts de l'ère communiste. Mais les propos du professeur Gao, n’y crois guère. La fille du lac de l'ouest, à pleurer ainsi, que lui était-il arrivé? La pensée que c’était une marâtre avec « trop » de pouvoir ne pouvait m’effleurer une seconde. Ce monde n’aime pas les femmes. Et elle, elle pleurait. C'était elle cendrillon, et rien ne venait pour elle ou tout était parti.

Je voulais en savoir plus… J’ai écumé le rayon "Sociologie" et "psychologie" (Nb: la psychologie et la sociologie comme toutes les sciences sociales étaient interdites sous Mao…) pour essayer de trouver un ouvrage sur le mal-être chinois. Peine perdue ! En Chine tout va bien! Et ce ne furent qu'ouvrages de psychologie américaine bien comme-il-faut, et autres pensums racoleurs de psychologie différentielle faussement descriptive mais totalement prescriptive.
En sortant de la colossale librairie, je me sentais perdu, en recherche du "pays où l’on arrive jamais", et gardais ma lenteur dans cette rue surpeuplée et dédiée à la frénésie de consommation. Il ne restait que de s'assoir par terre contre la vitrine d’une boutique, simple clochard dans la promesse que contient l'ennui, le moment entre…

Une pensée soudaine au livre qui se trouvait dans mon sac. Deux ou trois semaines auparavant, j’avais acheté un roman parmi d’autres livres mais je n’arrivais jamais à le placer dans le carton postal: allez savoir pourquoi, une attirance à le garder toujours sur moi. En cet instant le livre semblait m'appeler, je l’ai ouvert, lu les premières pages. L’auteur, une jeune romancière chinoise, y parle de ses amours difficiles pendant ses années fac, celles de ses amies, des jeunes chinois d’aujourd’hui, un suicide final par la fenêtre dans une nuit de l'hiver glacé du Xinjiang… Cette lecture m’a transporté. Je n’avais rien trouvé à la librairie, et ce que je cherchais était déjà dans le sac. C’était une voix chinoise, tout simplement. Dans l’agitation stérile de cette rue, j’entendais un murmure venu d’ailleurs, du dedans, du ciel que l'on regarde par la fenêtre des chambres d’ennui, allongés. Cette voix venait de cette chambre, je n’ai pas besoin de savoir où celle-ci se trouve: j’en avais ici l’acoustique, la tiédeur, et la pâleur lunaire au pied du lit. "On dirait du givre sur le sol..." Si on veut entrer en Chine, en dehors des chinois eux-mêmes, rien ne vaut une librairie.

Une librairie est sûrement le lieu le plus près du cœur de la Chine. Ce roman, plein de sexe, de lesbiennes, de drogue, de rock -on y parle de Dawei.Baoyi (David Bowie!)- se situe au plus loin des dogmes officiels, et drague tous les sujets proscrits. Et pourtant, c'est publié en chine, écrit par une journaliste de l'agence Xinhua. Il est en vente libre. C'est à n'y rien comprendre. Qui peut comprendre ce pays? Un jour, je passais rue Guozijian, la rue en face de l'entrée du Temple des Lamas, pleine de boutiques bouddhistes, de devins, cartomanciens, géomanciens, avec pignon sur rue, affichant leurs compétences « lignes de la main, lignes du visage, fengshui, etc...» et je fus happé par une pancarte annonçant « Ici on interprète le Zhouyi (Yijing) ». Je suis entré dans cette librairie, découvert la somme de livres sur cet ouvrage, sur le Laozi, le Huangdi Neijing, l'acupuncture, les massages, l'astrologie, l'oniromancie, le qigong, le Yoga (yujia), les moxas, les talismans taoïstes, etc... Palabres avec le libraire, et soudain, un flic est entré. Il tenait à la main la pancarte « Ici on interprète le Zhouyi », le visage fermé et dur, jetant la pancarte à l'envers au fond de la boutique et foudroyant le vendeur du regard, le doigt pointé: « Fais gaffe! ». Il est sorti et le libraire reprit son discours comme si rien ne s'était passé. Je l'interrompis : « Que voulait-il? » « Rien! » s'empressa le libraire. J'insistai, bien qu'ayant bien compris de quoi il s'agissait. Le libraire céda : « Bon. Le gouvernement n'apprécie pas trop le contenu du Yiking ni le genre de littérature que nous vendons! » Ce que j'apprenais là et dont j'obtenais la preuve vivante, c'était le courage et la détermination des chinois. Ce que l'on peut comprendre ici c'est que la liberté, il n'est pas si important de l'avoir que d'en faire usage. Oui, les librairies, c'est la résistance dans ce pays.

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(Le libraire rue guozijian. Photo FP)

En face de Wangfujin Dashudian, assis sur le trottoir, j’ai lu quinze ou vingt pages du roman, complètement absorbé. J’ai relevé la tête sur les passants. Le coca était chaud maintenant. Il était presque six heures. Retour rue Nanluogu.

A cent mètres de l’auberge, dîner dans une misérable gargote du Xinjiang. J'y mangeais souvent et ici aussi le personnel venait du far-west chinois. Ils cuisaient de très bons nang (galettes épicées) et des brochettes de mouton. De très ancienne origine turque, ils n'ont même pas les yeux bridés. Je dînai chez eux, sur une table en formica, sur la chaussée, dans le bruit et l'odeur de gas-oil (c'est une rue piétonne : en Chine ça veut dire rue sans trottoir, les voitures avancent donc lentement au milieu des passants). Et on sait, après avoir mangé ici suffisamment souvent que c'est interdit. Pour un restaurateur patenté pour vingt mètres carrés, le trottoir c'est l'assurance de revenus meilleurs. Mais « ça fait désordre » dans une rue, Nanluogu, qui doit être aux normes occidentales, propre et nette. Comme ces baigneurs nombreux dans le lac Qianhai, devant les panneaux « baignade interdite ». Comme nous autres lancés à l'assaut de la muraille à Jiankou, amusés des panneaux « Pour des raisons de sécurité et de respect du patrimoine, il est interdit de monter sur ce passage de la muraille », après y avoir été déposés par des « heiche » (taxis au noir), avec la complaisance de policiers corrompus. Ainsi, en été, les restaurateurs pauvres n'hésitent pas à étaler les tables sur la chaussée. A leurs risques et périls. Tout est calme mais le serveur est comme le chasseur à l'affût, il sent la police à cent mètres, c'est soudain la panique, on nous demande de porter notre table à l'intérieur, complices instantanés, tout se bouscule et se renverse, on se prête au jeu, on rit, fait semblant de rien, et l'air innocent, la bière à la main, la table qui s'égoutte des sauces renversées, on regarde le patron bredouillant qui se gratte la tête en se faisant tancer et menacer par le policier gradé, le doigt pointé « Que je ne t'y reprenne plus! ». L'année suivante, ce petit groupe de musulmans avait disparu, avec leur gargote. A la place, un bar huppé : tarifs suffisamment élevés pour ne plus avoir besoin de s'étaler sur le trottoir. Maintenant, rue Nanluogu, tout est propre.

Je quittai le restaurant vers 19h 20, sans savoir que j'y reviendrais dans la nuit. C'était peu après minuit. Je me promenais dans les ruelles, dans cet entrelacs que je finissais par maîtriser. En remontant le Heizhima Hutong, je savais que celui-ci croise le rue Nanluogu, juste au coin du restaurant. A ma surprise, celui-ci était encore ouvert. Un des serveurs m’a vu, fait signe de m’asseoir. Je n’avais pas envie, mais je me suis assis à une petite table carrée, dehors. Il me dit: "Wu ge yangrouchuan, yi ge nang, yi wan mifan, yi ping pijiu!" … mon menu habituel. Je n’avais pas faim, mais j’ai dit oui. Assis sur le tabouret, seul. Le patron est venu me voir, s’est assis en face de moi. Nous avons bavardé.

La table à côté: trois chinois, une chinoise, la trentaine environ. Une quinzaine de cadavres de bière Yanjing, une montagne de coquilles de cacahuètes éparses au milieu des reliefs de plats et des tiges de brochettes. Ils parlaient fort, riaient.

Alors que j’avais presque fini de manger mes brochettes, la fille, assise de l’autre côté de la table, s’est levée avec une brochette à la main, elle est venue s’accroupir devant le chien qui se trouvait presque sous ma table. Une jolie femme, pantacourt en soie noire, pieds nus dans ses talons aiguilles. Elle proposa la brochette au chien déjà repus… Elle sait parler aux chiens errants, elle était venue pour me parler. Ne sachant que faire pour casser la glace je l’ai prise en photo. Elle a souri et dit: "Tu…tu…tu.. sais parler chinois toi?!" Je lui ai répondu "Un peu" et elle m’a demandé: "Tu…tu…tu.. viens d’où?" "France..." Elle a roulé ses pupilles et soupiré: "Aaaaah… c’est si romantique…. Euh.. dis.. ça te…te…te dirait de venir t’asseoir avec moieuh, enfin, avec nous?". Comme j'acceptais l'invitation elle s’est levée, toute souriante et je l’ai suivie. Je n’étais pas vraiment sûr d’avoir envie. Elle a annoncé à la tablée: "Nous avons un ami français!" Les trois chinois m’accueillirent gaiement. L’un deux, son mari, tira une chaise près de lui et me fit signe de m’asseoir. La fille désapprouva vivement, l'homme n’insista pas, c’est elle qui plaça une chaise à côté de la sienne et me la désigna du doigt. Elle ne l’avait pas mis à côté de la sienne, mais contre la sienne. Une fois assis, elle colla sa cuisse contre la mienne.

Les trois chinois m’ont posé les questions d’usage. Mais la fille a coupé court à cela, criant contre les garçons, faisant des signes clairs de la main :«On s'en moque de tout ça!" Elle éructait presque, elle en bégayait, et après avoir envoyé les trois garçons à leurs conversations, elle s’est tournée vers moi et me demanda mon nom.

Le sien, c’est SUN Lijia. Elle a pris un bout de papier qu’elle a posé sur ma cuisse et écrit les trois caractères. Lijia, me dit-elle, "signifie sublimement belle, très très belle, etc…." Elle m’a demandé ce que je faisais là. «Voyage?» … Je lui ai parlé des cours à la fac, et de ces quatre jours de liberté avant le retour. Elle me dit : "Tu es en groupe? Tu as des camarades?"

"Non! Je suis seul!"

"Mais.. dis-moi… qu’est-ce que tu….tu….tu.. fais à une heure pareille à te promener dans ces ruelles où il n’y a rien à voir?"

Je lui ai dit: "C’est ma dernière nuit à Pékin, demain à cette heure je serai à l’aéroport. J’ai pas envie d’aller me coucher, je veux encore en profiter. J’ai pas envie de partir. Je suis triste…."

Elle a fermé les yeux et murmuré: "Triste… triste…" Elle souriait, respirait profondément et sa main avait glissé sur ma cuisse. Elle allait dire quelque chose. En secret, ici même et avant peu.

Les trois garçons m’ont demandé ce que j’avais fait aujourd’hui. J’ai parlé de ma visite à l’exposition sur les expéditions maritimes de Zheng He au palais des musées place Tian'anmen. Lijia a repris l’avantage: "Tu sais que demain s’y ouvre une exposition sur le «Viol de Nankin»?" "Oui je sais, j’ai vu et lu les grandes affiches!" "Et tu sais ce que c’est?" me demanda-t-elle. J’ai ressorti mes connaissances brièvement, contexte, date, contenu et horreur du crime, et absences d’excuses de la part du gouvernement japonais. C’était surtout une façon de dire: "Nous savons les mêmes choses" Les trois chinois dirent qu’on pourrait parler d’autre chose! Lijia les a encore soufflés de sa main, véhément, leur a cloué le bec d’un ton vif.

Encore une fois, Lijia les avait mouchés et partit sur un long monologue droit dans mes yeux. J’étais sa poupée d’un soir, elle entendait bien que rien ne lui gâche ce plaisir, elle m’arrachait aux griffes des autres. Elle semblait hallucinée, excessivement vive, fébrile. Elle avait surtout un sacré coup dans l’aile! Nous continuions de boire de la bière d’ailleurs, au goulot de sa bouteille, la même bouteille qu’elle passait de sa bouche à la mienne, comme un baiser de verre. 

Le viol de nankin: ce genre de sujet, comme les camps nazis par exemple, ce sont des sujets pour être seuls en société: ils sont horribles et relèvent du passé, de la douleur, ils écartent tous ces beaux analystes toujours prêts à conjecturer sur le futur, mais incapables de parler d’un sentiment, de la compassion. Les trois types auraient été très prompts à imposer un sujet sur "l’avenir", car à cet exercice il est facile de faire briller ses talents de brillant érudit de la conjecture, c'est si facile. Ils auraient pu également faire remarquer qu'il est « déplacé » de parler des crimes de guerre en société. Peut-être, mais Lijia n'était plus « en société », tout du moins dans cette société, elle était dans l'intime. Et Lijia parlait, parlait, parlait, comme une furie en transe. Je ne comprenais pas tout, mais j’en comprenais assez, et notamment le retour cyclique de "mon cœur de femme chinoise qui souffre". Bien crétin aurait été celui qui pensait qu’elle parlait du "Viol de Nankin". La langue chinoise est divinatoire.

Elle s’arrêta de parler. Elle me regardait. Elle a jeté un coup d’œil furtif sur la tablée, et voyant que personne ne s’occupait de nous, elle s’est approchée de mon visage, elle a posé sa main comme une conque marine sur mon oreille et murmura:

"Tu me trouves belle?"

Elle s’est redressée. Réponse: "Ton prénom, tu le portes très bien..." Elle a fermé les yeux et soupiré longuement.….. La brise était douce à jouer dans nos cheveux, à nous embaumer. Elle posa des baisers collants dans notre dos, des coquilles de cacahuète sursautaient ici et là. La pluie que personne n’attendait commença de tomber. L’ambiance devint électrique, tout le monde riait, comme à chaque fois juste avant l’orage. Tous debout, les serveurs affairés et braillards. J’ai sorti mon coolpix, un serveur a fait la photo de groupe. La photo est floue. Je ne suis jamais revenu à ce restaurant. Il n'existe plus.

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(Sun Lijia donne à manger au chien, photo FP)

Retour au début de soirée. 19 heures 30, arrivée à l'auberge. En entrant dans la chambre, j’ai retrouvé Peter.

Peter est néerlandais. 28/30 ans cette année-là, grand blond baraqué. Solaire, toujours émerveillé. C’est un vrai voyageur, c’est à dire qui ne «sait pas déjà tout» avant de partir et qui vient rencontrer un autre monde. Vendredi -nous arrivions en même temps lui de l'aéroport, pour la première fois en Chine et moi de la fac- je lui avais parlé entre autres choses de la danse aux éventails. J’annonçai alors que j’avais un plan mais qu’il fallait faire vite. Il a aussitôt loué un vélo, enthousiaste, et comme toujours, prêt à toute expérience.

A 20 heures nous étions en bas de la rue Huayuan, au spectacle des mamies chinoises. Peter était ravi. A la fin, nous avons discuté un peu avec les musiciens et les vieilles femmes, avant que tous ne se dispersent. Il ne comprenait rien mais il était heureux de se baigner ainsi dans le pays, dans sa langue.

Au feu rouge devant le viaduc du périphérique, j’ai proposé à Peter d’aller boire un verre au bord du lac Houhai.

Installés là-bas sur une terrasse élégante et lumineuse, je le regardais défaire son sac et furtivement regardé ma montre: il était 21 h 05. Avec une belle hypocrisie je lui ai dit: "Euh.. A vrai dire, je ne peux pas rester trop longtemps! J’ai des amis dans le quartier et j’ai promis d’aller leur dire au revoir avant mon départ, et les chinois se couchent tôt…" Peter m’a répondu qu’il n’avait pas non plus l’intention de passer la soirée ici, qu’il devait se lever à cinq heures pour prendre le bus de six heures pour aller sur la muraille à Simatai. Tout baignait! On a parlé de Pékin en buvant nos bières. 

C’est lui-même qui m’a rappelé mon "rendez-vous", peu avant la demie. Nous nous sommes séparés après la poignée de main masculine, il m’a assuré qu’il retrouverait son chemin. Adieu Peter….

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(Peter, bar au bord du houhai, 21 h 20... photo FP)

J’ai pédalé vite. Mon cœur battait fort, mais pas de l’effort. Mais de ce sentiment d’être au bord, sur la rive, bredouillant, instable. Au bord du vide et de la désillusion. J’allais là-bas, sans penser, sans rien défendre, sans rien dire.

21 h 35. Elles ont entendu mon coup de frein. Assises à la même place, elles se sont retournées, levées. Le vélo, mal calé, tomba sur le trottoir. J’étais immobile. La copine resta en retrait, et celle qui pleurait la veille se planta devant moi avec un large sourire, éclatant dans la lumière du lampadaire:

"Vous êtes revenu! C’est super! Nous vous attendions!...J’ai été si émue par votre mot! Vraiment touchée… Mais vous n’avez laissé aucunes coordonnées! Et avec ma copine on avait tellement envie de vous revoir… On en a parlé toute la soirée. Mais comment faire, sans coordonnées? Et dans la nuit, nous nous sommes dit que tout était finalement très simple: il suffisait de revenir ici ce soir à la même heure, et on était sûres que vous reviendriez!…"

 

Elle s’appelle WANG Xin. 王馨 . Il y a 93 millions de personnes qui s'appellent Wang en Chine. Xin, son prénom, très beau caractère, -le son et le parfum-, signifie « parfum qui se répand au loin ». Sa copine c'est ZHOU Jin. Jin, trois soleils, le cristal, transparence, intuition, lire ce qui est caché. Son surnom, son « QQ », c'est shui, l'eau: yin, le lac, le souple, le féminin, le Tao: s’écouler sans s’opposer au mouvement naturel, au mouvement de l’Autre. L'eau, abandonnée sur ses flancs mais avec une grande force intérieure.

Le QQ de Wang Xin, c'est binxin. Un mot parfaitement étranger car intraduisible et si clair dans l'intuition, un mot de l'autre côté de la muraille, un talisman, évident relent taoïste. Deux caractères mis en présence avec tout le mystère entre eux deux, sans liens logiques, comme au temps de la scapulomancie. Deux caractères qui brillent au cœur de cet immense entre-deux, le vide médian. « Binxin » : tout en tenant compte de l'ordre « déterminant-déterminé » qui nous est familier et contraire de l'ordre chinois, je vous donne le sens littéral et laisse à votre intuition le soin de le traduire ou tout simplement de le percevoir: « Coeur-Rivage »

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(A gauche: Wang Xin, à droite: Zhou Jing. Photo FP)

 

 

 

 

 

 

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从水之道而不为私焉
  • Un blog de Frédéric Pauchot alias Bao Shoufei (bsf), prof de chinois. la Chine, comme toujours, le monde, vu d'un papillon, le papillon de Zhuangzi... Toutes les photos et textes sont de l'auteur, sauf mention contraire.
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